Les inégalités ne sont plus un sujet tabou. Dans le sillage de Piketty, nombreux sont ceux qui s’inquiètent aujourd’hui ouvertement de leur grand retour, et ce, quel que soit le bord politique. L’économie collaborative – qui remet entre autres choses le rôle de la possession en question – pourrait-elle constituer une partie de la solution, ou est-ce tout le contraire ?

Les discussions autour du capital et des inégalités avaient été un peu oubliées depuis les années 80 et semblaient même légèrement ringardes tant on a voulu voir un dépassement du capitalisme et des analyses de classes. Piketty remet ces questions au centre des débats. Il montre de manière incontestable que le capital n’est pas mort, comme on a pu le croire pendant les Trente Glorieuses et, qu’au contraire, il est en pleine reconstitution. Et cette reconstitution ne se fait pas de manière égalitaire. Cela remet en cause les base démocratiques et méritocratiques qui servent de socle aux sociétés occidentales depuis le milieu du XXème siècle. En tant qu’observateur assidu des évolutions de l’économie collaborative, la lecture de Piketty m’a interpellé :
L’économie collaborative sera-elle une de force de convergence ou de divergence dans la dynamique de répartition des richesses ? L’économie collaborative sera-t-elle moins inégalitaire que sa grande soeur post-industrielle ?
L’une des principales caractéristiques de l’économie collaborative est en effet de favoriser l’accès à des biens mis à disposition par de simples particuliers, de façon ponctuelle et contre rémunération en règle générale. Du côté de ceux qui mettent à disposition leur biens, il devient possible de tirer un complément de revenu appréciable par les temps qui courent.
QUAND LES BIENS DE CONSOMMATION SE CHANGENT EN CAPITAL
L’économie collaborative n’influe que modestement sur la productivité du travail – dont la hausse continue a caractérisé les deux précédentes révolutions industrielles – mais va permettre de valoriser des ressources qui ne l’étaient pas auparavant. Bref, plutôt que de produire plus efficacement, on optimise le taux d’utilisation des choses : qu’on parle d’une voiture sur Drivy ou Blablacar, d’un appartement sur AirBnb ou d’une machine à laver sur LaMachineDuVoisin, les revenus qu’on peut désormais en tirer ressemblent à s’y méprendre à un revenu du capital dans la mesure où il découle de la possession préalable d’un bien.
Ainsi, certains biens qui étaient autrefois considérés comme de purs biens de consommation vont acquérir une partie des propriétés du capital. Comptablement, une voiture n’est pas considérée comme une unité de capital, mais comme un bien durable. Mais le fait de pouvoir la valoriser grâce à la location entre particuliers ne change-t-il pas la donne ? Nous tenons là l’un des principaux paradoxes de l’économie collaborative : en améliorant le taux d’utilisation des ressources, elle fait parallèlement grimper leurs rendements… Au passage, cela révèle le coté un peu naïf de la punchline qu’on entend si souvent : « l’usage prime sur la possession ».
Si l’usage prime pour les uns, alors la possession n’en aura logiquement que plus de valeur pour les autres !
Dans ces conditions, on comprend que certains se montrent particulièrement critiques à l’égard du mouvement : l’économie collaborative ouvre le champ du capital à des domaines qui lui avaient jusqu’alors échappé (de même qu’il ouvre le champ de l’économie informelle à des sphères auparavant entièrement régulées).
Supposons que je possède un appartement d’une valeur de 160 000 euros. Cela va me permettre de réaliser une économie équivalente au montant d’un loyer de l’ordre de 8 000 euros par an (soit 666€ par mois). Cela correspond à un rendement annuel de 5%. Si, grâce à AirBnb, je peux en plus louer cet appartement 70 euros la nuit à raison d’une nuit par semaine, je sécurise alors un revenu supplémentaire annuel de 3 640 euros par an. Si je passe à chaque fois une heure de mon temps à « travailler » pour mettre mon appartement en location – gestion de l’annonce, ménage, rangement, etc. – au taux horaire de 15 euros, cela représente 780 euros de revenus du travail et 2 860 euros de revenus du capital. A la fin de l’année, le rendement de mon capital est passé de 5 % à 6,8 %, ce qui n’est pas négligeable. On peut suivre exactement le même raisonnement pour une voiture ou pour n’importe quel type de bien durable.
A QUI PROFITENT CES NOUVEAUX REVENUS ?
Du point de vue de l’inégalité économique, cette hausse du taux de rendement des actifs immobiliers et les biens durables est-elle une bonne ou une mauvaise nouvelle ?
Piketty va encore nous aider dans cette affaire : il rappelle en effet que la composition du capital varie fortement en fonction du niveau de ressource de chacun. En l’occurrence, l’immobilier d’habitation constitue en général une part très substantielle du patrimoine des classes moyennes.
L’immobilier représente plus de la moitié du patrimoine total des ménages qui se situent entre les 60% les plus riches et les 10% les plus riches, c’est à dire les classes moyennes
Il est probable que l’augmentation du rendement que permet Airbnb profite avant tout à cette frange de la population, d’autant que les catégories les plus aisées souffrent ici d’un gros désavantage : gérer une annonce est une activité chronophage et surtout difficilement délégable, car sur AirBnb, on recherche une certaine authenticité, on va à la rencontre de l’habitant. Le système de recommandation est censé mettre en valeur les utilisateurs qui proposent ce type d’expérience. Il faut avouer qu’on imagine mal Paris Hilton mettre son manoir sur AirBnb et faire copain-copain avec Monsieur Tout-le-monde !

Source: INSEE
Dans le même ordre d’idées, en France, ce sont plus de 83% des ménages qui possèdent au moins une voiture. Il s’agit donc d’une forme de « capital » qui n’est pas réservée aux plus fortunés, il est même assez évident que ce sont surtout les ménages modestes et les classes moyennes qui ont le plus intérêt à mutualiser ce genre de bien. On peut dire la même chose des machines à laver, du matériel de bricolage, etc. Il s’agit de produits courants, largement répandus et ce quel que soit le niveau de patrimoine, qui peuvent désormais être valorisés par tout un chacun.
En ne regardant que le logement et les véhicules particuliers – qui constituent la majeure partie des volumes de biens échangés sur les plateformes de consommation collaborative – on voit que la hausse du rendement du capital profite avant tout aux classes moyennes, ce qui semble donc aller dans le sens d’une diminution des inégalités (ou d’une atténuation des divergences) de revenus au moins entre ces dernières et les classes supérieures.
Plutôt une bonne nouvelle quand on sait que ce sont surtout les classes moyennes qui pâtissent du creusement des inégalités depuis les années 1980.
Cela étant dit, il n’est pas certain que ce répit offert aux classes moyennes puisse durer si la consommation collaborative perd sa dimension d’outil d’organisation entre particuliers et devient facilement généralisable, délégable ou même industrialisable. On a ainsi vu apparaître sur AirBnb de plus en plus de quasi-professionnels qui ont fait le choix de dédier exclusivement leurs appartements à la location touristique de courte durée. Une tendance par ailleurs combattue par les législateurs et souvent par les utilisateurs du service eux-mêmes. Certaines plateformes de consommation collaborative ont même commencé à combattre ces tentatives de récupération par les professionnels.
EN RÉSUMÉ…
POUR LES PLUS MODESTES
La consommation collaborative, en réduisant le coût d’accès aux biens et services, va avant tout permettre de maintenir le niveau de consommation, bref, de vivre mieux avec moins. En recourant à des services de consommation collaborative pour le transport, l’équipement ménager ou en revendant facilement des biens durables sur des plateformes comme Leboncoin.fr, les ménages modestes peuvent générer un revenu complémentaire appréciable. Le problème, c’est que le faible taux d’accès à la propriété immobilière pour cette catégorie de la population va par contre fortement limiter les revenus potentiels issus de services du type AirBnb.
POUR LES CLASSES MOYENNES
L’économie collaborative est a priori une bonne nouvelle. En offrant la possibilité de valoriser des biens qui ne l’étaient pas ou peu auparavant, elle permet à ces catégories de retirer un complément de revenu déjà plus substantiel. A cet effet s’ajoute également le bénéfice d’un accès moins coûteux à toute une panoplie de biens et services. Autant d’économies réalisées qui pourront être réinvesties ailleurs… Notamment dans du capital.
POUR LES PLUS RICHES
La hausse des rendements du capital immobilier et l’élargissement du périmètre du capital ne semblent pas leur profiter directement : le phénomène concerne des biens qui pèsent en relatif moins lourd dans leur patrimoine comparé au reste de la population. De même, le « travail » de l’usager d’un service de consommation collaborative est a priori difficilement délégable. A l’inverse, si l’on pousse le raisonnement encore plus loin, les difficultés que connaissent les industries traditionnelles chamboulées par l’économie collaborative pourraient bien à terme menacer les détenteurs de titres : actionnaires de grandes chaînes hôtelières ou des grands loueurs de véhicules, etc. Les valeurs mobilières représentent en effet une large part des patrimoines chez les plus aisés. Bien sûr, il est très probable que d’autres fortunes, bâties sur les mêmes types d’actifs, se reconstitueront de l’autre côté , par exemple les fonds ayant investi dans les plateformes de consommation collaborative pour ne citer qu’eux. Il est donc très délicat de se prononcer quant à l’impact du développement de l’économie collaborative sur la valeur des actifs, en bien ou en mal. Au pire, l’émergence de nouvelles fortunes pourrait au moins favoriser la mobilité sociale au sein du décile supérieur.
J’ai étudié ici les secteurs de la location ponctuelle de biens durables, qui n’est qu’une partie de l’économie collaborative. Il est pourtant déjà très difficile de tirer des conclusions sur la dynamique de répartition des revenus et je n’ai pas la prétention de tirer des lois générales.
Mais l’apparition de nouveaux revenus du « capital », générés par des biens qui sont en majorité possédés par les classes populaires et moyennes, représente un phénomène tout à fait inédit : il ouvre en effet les portes du capital à des catégories de la population qui ne vivaient jusqu’alors que des seuls revenus de leur travail.
Article initalement publié sur Ouishare
William, je pense qu’il faudrait ne pas oublier les problématiques de fiscalité dans le traitement de ton sujet. En tous cas si l’on assume que les revenus issue de l’économie collaborative échappent en partie à la taxation, et que l’on prête à la fiscalité l’objectif partiel de réduire les inégalités.
Tout à fait d’accord. Je suis parfaitement conscient que je ne traite qu’une partie de la question. pour la traiter entièrement, il me faudrait un livre ! La question de la fiscalité de l’économie collaborative est essentielle de même que l’effet sur l’emploi, les externalités multiples, le rôle des plateformes etc. Un jour peut-être !
Merci infiniment pour cet éclairage ô combien intéressant. Par ailleurs en plus de la fiscalité qui a relevé précédemment, il manque aussi la partie du législateur qui commence à plancher sur la question. Notamment concernant la concurrence « déloyale » que peuvent relever les entreprises des secteurs concernés. Les prochains mois seront certainement cruciaux concernant ces sujets. Cordialement.
Très intéressant. Je voudrais bien plus d’explications sur la différence entre le capital et le bien durable que je ne maîtrise pas.
Par ailleurs, tu analyses ici les bénéfices pour les différents niveaux sociaux des individuels. Mais on pourrait évoquer aussi les bénéfices réalisés par les entreprises qui fournissent ces services. Elles pourraient mettre en place d’autres modes de redistribution (pour ses employés, la société etc.) et qui pourraient avoir des retombées positives pour les individus …
Mais il s’agit d’un nouveau paradigme … qui ne semble pas être la direction prise par les principaux acteurs actuels !
Augustin, capital et biens durables constituent ensemble le patrimoine (alors que par exemple, les légumes qui sont dans ton frigos n’en font pas partie). Par contre, le capital est un bien susceptible de produire des revenus contrairement aux biens durables qui sont considérés comme « en bout de chaîne de valeur » par la compta nationale.
Et oui, je n’analyse pas tout du tout, mais le sujet est colossal, il m’aurait fallu un livre pour le traiter de manière un exhaustive, ce qui n’est pas mon intention (pour le moment) !