« L’Entraide » comme facteur de l’évolution

Une soirée d’hiver au tout début de XXème siècle, Monsieur Z. se promène dans la rue au banlieue de Budapest, quand quelque chose attire son attention. C’est un livre qui porte le titre en allemand « Fürst Peter Kropotkin. Gegenseitige Hilfe in der Tier- und Menschenwelt« . Il secoue la neige et apporte ce livre chez lui. A côté de la cheminée il l’ouvre au hasard et lit un passage suivant: « Il en est de même de l’observation du capitaine Stansbury pendant son voyage vers Utah ; il vit un pélican aveuglé nourri, et bien nourri, par d’autres pélicans qui lui apportaient des poissons d’une distance de quarante-cinq kilomètres ». Quelqu’un frappe à sa porte…

Quelques minutes plus tard Monsieur Z. rouvre son livre: « Dietrich de Winckell qui est considéré comme un des auteurs connaissant le mieux les habitudes des lièvres, les décrit comme des joueurs passionnés, s’excitant tellement à leurs jeux qu’on a vu un lièvre prendre un renard qui s’approchait pour un de ses camarades ». Monsieur Z. prend du thé et continue sa lecture: « Que le sentiment soit venu de la crainte, ou d’un « accès de joie », qui éclate quand les animaux sont en bonne santé et particulièrement quand ils sont jeunes, ou que ce soit simplement le besoin de donner un libre cours à un excès d’impressions et de force vitale, la nécessité de communiquer ses impressions, de jouer, de bavarder, ou seulement de sentir la proximité d’autres êtres semblables se fait sentir dans toute la nature, et est, autant que toute autre fonction physiologique, un trait distinctif de la vie et de la faculté de recevoir des impressions. »

C’est par ce film génial, « Mon XXème siècle » de Ildiko Enyedi (à mon avis le meilleur film hongrois), que j’ai découvert il y a déjà longtemps le livre de Pierre Kropotkine « L’Entraide, un facteur de l’évolution« , une oeuvre qui a bouleversé le monde intellectuel du début de XXème siècle, mais qui reste jusqu’à nos jours une source d’inspiration pour de nombreux exemples de coopération. L’article que je propose humblement représente une petite fiche de lecture de ce livre avec des certaines mises en relief des relations avec des phénomènes actuels, qui pourrait devenir un bon supplément à la série d’articles de William sur les lieux de travail qui ont changé l’histoire. Après la relecture attentive de ce livre de Kropotkine on pourrait même objecter que ces lieux n’ont point changé l’histoire, mais ils la constituent.

La vie mouvementée de Pierre Kropotkine

kropotkine

Tout d’abord, faisons connaissance avec quelques repères biographiques de ce personnage tout à fait exceptionnel. L’auteur de cet ouvrage, le prince Pierre Kropotkine, est né à Moscou en 1842 dans une famille assez riche et extrêmement noble. Dans sa première jeunesse il a choisi volontairement de faire son service militaire en Sibérie, où il avait la possibilité d’améliorer ces connaissances en géographie, cartographie, géologie et glaciologie pendant de nombreuses expéditions et, de plus, il trouvait également le temps de s’occuper de projets de réformes du système pénitentiaire (une autre spécialité sibérienne). Plus tard, il fait ces études de mathématiques à l’Université de Saint-Pétersbourg et travaille au sein de la comité statistique de Ministère de l’Intérieur.

En 1871-72 il voyage en Finlande, Suède, Belgique et Suisse non seulement pour des raisons de recherche, mais aussi pour rencontrer des membres des organisations révolutionnaires russes et étrangères. En 1874 il fait une conférence à la Société Géographique de Saint-Pétersbourg qui a fait sensation par son argumentation (première au monde) de l’existence des périodes glaciaires. Le lendemain il était arrêté, soupçonné d’activités révolutionnaires. Même en prison, n’ayant que le papier et l’encre (qui lui étaient donnés par l’ordre exceptionnel de l’Empereur), il continue ses recherches et fait même la prévision et le calcul des coordonnées géographiques de l’archipel François-Joseph, qui grâce à lui est devenu une partie de territoire russe avant même d’être réellement découvert ! Deux ans plus tard il s’échappe de prison et de la Russie (avec des papiers forgés).

Poursuivi pour ses idées anarchistes par la police française et belge, il se cache en Suisse, avant que les pouvoirs publics, sous la pression des diplomates russes, ne lui ordonnent de quitter leur territoire. En France on l’a arrêté pour le soupçon de participation à une explosion à Lyon et, après trois ans de prison, en 1886 il déménage en Angleterre avec sa famille, où il reste jusqu’à la révolution russe de 1917, quand, à 74 ans et après 41 ans d’immigration, il retourne finalement en Russie soviétique pour y passer les quatre dernières années de sa vie.

L’entraide chez les animaux

Mais revenons à son oeuvre la plus connue. Elle a été conçue dans une certaine mesure comme un manifeste anti-darwiniste (si on comprend sous ce terme le darwinisme « populaire »). Son idée clé, c’est la domination de la coopération sur la lutte dans la nature et dans les sociétés humaines dès leur émergence.

Ce n’est pas la lutte de chacun contre tous qui semble être « une loi de la nature », mais au contraire, l’entraide mutuelle qui est le seul moyen du développement efficace et durable de n’importe quelle espèce ou communauté.

« Ce n’est pas l’amour de mon voisin – que souvent je ne connais pas du tout – qui me pousse à saisir un seau d’eau et à m’élancer vers sa demeure en flammes ; c’est un sentiment bien plus large, quoique plus vague : un instinct de solidarité et de sociabilité humaine. C’est un sentiment infiniment plus large que l’amour ou la sympathie personnelle, un instinct qui s’est peu à peu développé parmi les animaux et les hommes au cours d’une évolution extrêmement lente, et qui a appris aux animaux comme aux hommes la force qu’ils pouvaient trouver dans la pratique de entraide et du soutien mutuel, ainsi que les plaisirs que pouvait leur donner la vie sociale. »

Cet ouvrage ne devait initialement discuter que des questions des interactions de la vie « naturelle », y compris des sociétés assez peu développées, mais on l’a nécessairement élargi jusqu’aux sociétés « civilisées ». Il a donc montré toute l’évolution de cet instinct, plus tard, de ce sentiment et enfin, de ce besoin dans toute l’histoire de l’humanité, depuis nos premiers ancêtres et jusqu’au début de XXème siècle. 

Les chapitres I et II sont consacrés à l’entraide parmi les animaux (bien que l’on peut les interpréter d’un façon allégorique, comme dans le film mentionné ci-dessus). On commence tout d’abord par le soulignement du vrai sens du concept darwinien de « la lutte pour l’existence » et de l’importance de coopération dans cette « lutte » au sens le plus large du terme. Kropotkine met en garde également contre l’application de cette « lutte au sens étroit » dans la vie politique et économique.

« Les innombrables continuateurs de Darwin réduisaient la notion de la lutte pour l’existence à son sens le plus restreint. Ils en vinrent à concevoir le monde animal comme un monde de lutte perpétuelle entre des individus affamés, altérés de sang. Ils firent retentir la littérature moderne du cri de guerre Malheur aux vaincus, comme si c’était là le dernier mot de la biologie moderne. Ils élevèrent la « lutte sans pitié » pour des avantages personnels à la hauteur d’un principe biologique, auquel l’homme doit se soumettre aussi, sous peine de succomber dans un monde fondé sur l’extermination mutuelle. Laissant de côté les économistes, qui ne savent des sciences naturelles que quelques mots empruntés à des vulgarisateurs de seconde main, il nous faut reconnaître que même les plus autorisés des interprètes de Darwin firent de leur mieux pour maintenir ces idées fausses. »

Il est donc évident que la coopération, l’entraide et le soutien réciproque rendent les chances de survie, mais aussi de développement physique et intellectuel de n’importe quel être vivant incomparablement plus élevé que de ceux qui essaient de survivre eux-mêmes et uniquement eux-mêmes. Kropotkine insiste également sur le caractère sociétal de la plupart des espèces animales, avec seulement quelques exceptions. Il en montre des exemples multiples dans toutes les classes d’êtres vivants.

« La vie est une lutte ; et dans cette lutte c’est le plus apte qui survit. Mais les réponses aux questions : Par quelles armes cette lutte est-elle le mieux soutenue ? Et lesquels sont les plus aptes pour cette lutte ?

Différeront grandement suivant l’importance donnée aux deux aspects différents de la lutte : l’un direct, la lutte pour la nourriture et la sûreté d’individus séparés, et l’autre – la lutte que Darwin décrivait comme « métaphorique », lutte très souvent collective, contre les circonstances adverses. »

Et voici la devise qu’il prend pour conclusion de son discours sur les animaux:

« « Pas de compétition ! La compétition est toujours nuisible à l’espèce et il y a de nombreux moyens de l’éviter », Telle est la tendance de la nature, non pas toujours pleinement réalisée, mais toujours présente. C’est le mot d’ordre que nous donnent le buisson, la forêt, la rivière, l’océan.

Unissez-vous ! Pratiquez l’entraide ! C’est le moyen le plus sûr pour donner à chacun et à tous la plus grande sécurité, la meilleure garantie d’existence et de progrès physique, intellectuel et moral. »

La tribu

Dans le chapitre III traite le problème d’entraide parmi « Les sauvages ». Son érudition extraordinaire (aussi bien que la bibliographie énorme pour chaque chapitre) a permis à l’auteur d’utiliser toutes les données scientifiques disponibles à son époque pour prouver son idée de l’omniprésence naturelle de l’entraide dans toutes les sociétés à tous les niveaux de développement. « Les sauvages », donc, se concentrent sur toutes les sociétés qui viennent d’être « découvertes » et/ou restent isolées des pays civilisés, et qui sont considérées comme plus proches des communautés de nos ancêtres de l’âge de pierre. Il commence par une idée toute à fait logique; si le développement de tous les animaux est toujours fondé sur l’entraide, il n’y a aucune raison pour que les premiers hommes, qui venaient de sortir de leur état animal, aient complètement changé cette habitude.

« Il serait donc tout à fait contraire à ce que nous savons de la nature, que les hommes fassent exception à une règle si générale : qu’une créature désarmée, comme le fut l’homme à son origine, eût trouvé la sécurité et le progrès non dans l’entraide, comme les autres animaux, mais dans une concurrence effrénée pour des avantages personnels, sans égard aux intérêts de l’espèce. Pour un esprit accoutumé à l’idée d’unité dans la nature une telle proposition semble parfaitement insoutenable. »

On passe ensuite vers les exemples contemporains (du XIXème siècle) des coutumes et des mode de vie des peuples qui restent au niveau le plus bas de développement, où l’idée de ce quasi-communisme et de partage, de collaboration est très largement répandue

« La vie des Esquimaux est basée sur le communisme. Ce qu’on capture à la pêche ou à la chasse appartient au clan. Mais dans plusieurs tribus, particulièrement dans l’Ouest, sous l’influence des Danois, la propriété privée pénètre dans les institutions. Cependant ils ont un moyen à eux pour palier aux inconvénients qui naissent d’une accumulation de richesses personnelles, qui détruirait bientôt l’unité de la tribu. Quand un homme est devenu riche, il convoque tous les gens de son clan à une grande fête, et après que tous aient bien mangé, il leur distribue toute sa fortune. »

 

L’aspect communautaire de la vie lui semble non seulement important, mais vraiment indispensable pour la vie tribale. On ne peut jamais survivre dans l’environnement hostile sans appui de sa famille, sur de sa tribu. Et il s’agit non seulement de l’aide au sens propre du terme, mais également de l’interaction cohérente et permanente, qui est la seule source de la création persistante et durable.

« Le sauvage n’est pas un idéal de vertu, mais il n’est pas non plus un idéal de « sauvagerie ».

L’homme primitif a cependant une qualité, produite et maintenue par les nécessités mêmes de sa dure lutte pour la vie – il identifie sa propre existence avec celle de sa tribu ; sans cette qualité l’humanité n’aurait jamais atteint le niveau où elle est arrivée maintenant.

 

Le chapitre suivant concerne l’entraide dans les sociétés dites « barbares », donc, les européens avant le Moyen-Âge et de certains peuples modernes, comme des montagnards divers, des peuples du Grand Nord etc., bref, tous les représentants des communes villageoises, avant la création des grandes villes. On explique plus en détail le caractère universel des phénomènes communautaires.

« La commune du village n’était pas seulement une union pour garantir à chacun une part équitable de la terre commune, elle représentait aussi une union pour la culture de la terre en commun, pour le soutien mutuel sous toutes les formes possibles, pour la protection contre la violence et pour un développement ultérieur du savoir, des conceptions morales ainsi que des liens nationaux. Aucun changement dans les mœurs touchant à la justice, à la défense armée, à l’éducation ou aux rapports économiques ne pouvait être fait sans avoir été décidé par l’assemblée du village, de la tribu, ou de la confédération. La commune, étant une continuation de la gens, hérita de toutes ses fonctions.« 

On met un accent particulier sur l’institutionnalisation dans ce monde largement analphabète. Ces institutions, transmises de génération en génération moyennant des chansons et des proverbes, sont absolument informelles et assez bien adaptables aux changements des conditions extérieures, ayant pour seul but le bien-être de la société et étant, répétons-le, des phénomènes naturels au plus haut degré. Ce qui est notamment intéressant, c’est comment cet aspect communautaire peut coexister avec la propriété privée et donc des « riches » et des « pauvres ». 

« Comme les Kabyles connaissent déjà la propriété privée, ils ont des riches et des pauvres parmi eux. Mais comme tous les gens qui vivent tout près les uns des autres et savent comment la pauvreté commence, ils la considèrent comme un accident qui peut frapper chacun. « Ne dis pas que tu ne porteras jamais le sac du mendiant, ni que tu n’iras jamais en prison », dit un proverbe des paysans russes ; les Kabyles le mettent en pratique, et on ne peut découvrir aucune différence d’attitude entre riches et pauvres ; quand le pauvre convoque une « aide », l’homme riche vient travailler dans son champ, tout comme le pauvre le fera réciproquement à son tour. »

La Guilde

On souligne donc encore une fois la sagesse profonde du système coutumier qui est la seule à permettre aux gens le développement, le vrai progrès intellectuel et économique, et même en tel degré que les Etats naissants n’avaient qu’à se servir de ce mécanisme déjà bien réglé. Mais pendant des époques suivantes, comment est-ce que ces fameuses idées d’entraide pouvaient-elles survivre sous la pression étatique et dans les conditions souvent très hostiles? Cette question est parfaitement éclaircie dans les deux chapitres suivants, « L’Entraide dans la cité du Moyen Âge ». Et on commence par une description passionnante de la lutte des organismes coopératifs contre la pression des pouvoirs publics émergents.

« Avec une unanimité qui semble presque incompréhensible, et qui pendant longtemps ne fut pas comprise par les historiens, les agglomérations urbaines de toutes sortes, et jusqu’aux plus petits bourgs, commencèrent à secouer le joug de leurs maîtres spirituels et temporels. Le village fortifié se souleva contre le château du seigneur, le défia d’abord, l’attaqua ensuite et finalement le détruisit. Le mouvement s’étendit de place en place, entraînant toutes les villes d’Europe et en moins de cent ans des cités libres étaient créées sur les côtes de la Méditerranée, de la mer du Nord, de la Baltique, de l’Océan Atlantique, jusqu’aux fjords de Scandinavie ; au pied des Apennins, des Alpes, de la Forêt-Noire, des Grampians et des Carpathes ; dans les plaines de Russie, de Hongrie, de France, d’Espagne. Partout avait lieu la même révolte, avec les mêmes manifestations, passant par les mêmes phases, menant aux mêmes résultats. Partout où les hommes trouvaient, ou espéraient trouver quelque protection derrière les murs de leur ville, ils instituaient leurs « conjurations », leurs « fraternités », leurs « amitiés », unis dans une idée commune, et marchant hardiment vers une nouvelle vie d’appui mutuel et de liberté. »

Mais il y avait encore un phénomène qui a émergé avec la naissance des grandes villes.

La coopération basée sur la communauté des métiers, des occupations et des arts s’est ajoutée à la coopération familiale ou géographique. L’une complétait l’autre d’une manière organique.

L’idée de guilde est devenue omniprésente dans la ville médiévale. On connait des guildes parmi toutes les professions et états sociales possibles, d’une durée de vie la plus variable, et poursuivant des buts très divers.

« Ainsi nous ne voyons pas seulement des marchands, des artisans, des chasseurs, des paysans unis par ces liens ; nous voyons aussi des guildes de prêtres, de peintres, de maîtres d’écoles primaires et de maîtres d’Universités, des guildes pour jouer la Passion, pour bâtir une église, pour développer le « mystère » de telle école, de tel art ou de tel métier, ou pour une récréation spéciale – des guildes même parmi les mendiants, les bourreaux et les femmes perdues, toutes organisées sur le double principe de l’auto-juridiction et de l’appui mutuel.

Quant à la relation entre la commune et l’Etat, il faut dire la vérité: c’est chaque commune où l’ensemble, la confédération des communes qui le composait. Chaque guilde ou autre forme de coopération professionnelle ou géographique était le souverain qui prenait toutes les décisions importantes: la guerre et la paix, les traités etc… En même temps elle ne se mêlait en aucun cas aux affaires des autres.

« La cité du moyen-âge nous apparaît ainsi comme une double fédération : d’abord, de tous les chefs de famille constituant de petites unions territoriales – la rue, la paroisse, la section – et ensuite, des individus unis par serment en guildes suivant leurs professions ; la première était un produit de la commune villageoise, origine de la cité, tandis que la seconde était une création postérieure dont l’existence était due aux nouvelles conditions. »

Donc, on peut considérer la cité de Moyen-Âge non seulement comme une organisation politique qui défendait les libertés socio-économiques de ses membres, mais beaucoup plus largement: c’était une union pour organiser la vie dans son ensemble avec l’aide et l’appui mutuel, mais également tout en laissant de la liberté à toute activité créatrice ne nécessitant pas (ou peu) de collaboration.

« Les peintres italiens du moyen-âge étaient aussi organisés en guildes, qui devinrent, à une époque postérieure, les Académies d’art. Si les œuvres de l’art italien de cette époque sont empreintes d’un caractère qui permet encore aujourd’hui de distinguer les différentes écoles de Padoue, Bassano, Trévise, Vérone, etc., quoique toutes ces villes fussent sous l’influence de Venise, cela est dû – comme J. Paul Richter l’avait remarqué – au fait que les peintres de chaque ville appartenaient à une guilde distincte, en bons termes avec les guildes des autres villes, mais menant une existence propre. »

Les sociétés européennes du XIXème siècle

Parmi ceux, qui ont résisté le plus longtemps contre la machine étatique et pour la coopération libre, on peut noter certains mouvements religieux pendant la Réforme, mais aussi certaines villes qui essayaient de regagner leur indépendance. Les deux derniers chapitres; « L’entraide chez nous », expliquent, bien évidemment, le progrès ou, si vous voulez, la résistance de l’entraide jusqu’à la seconde moitié de XIXème siècle.

« Même lorsque les plus grandes calamités accablèrent les hommes – lorsque des régions entières furent dévastées par des guerres, et que des populations nombreuses furent décimées par la misère, ou gémirent sous le joug de la tyrannie – la même tendance continua d’exister dans les villages et parmi les classes les plus pauvres des villes ; elle continua à unir les hommes entre eux et, à la longue, elle réagit même sur les minorités dominatrices, combatives et dévastatrices, qui l’avaient rejetée comme une sottise sentimentale. Et chaque fois que l’humanité eut à créer une nouvelle organisation sociale, correspondant à une nouvelle phase de son évolution, c’est de cette même tendance, toujours vivante, que le génie constructif du peuple tira l’inspiration et les éléments du nouveau progrès. »

Mais l’emprise étatique devient de plus en plus considérable: on enseignait à l’école, dans les universités, mais également dans les églises, que ce n’est que la manière centralisée et hiérarchique moyennant laquelle toute union est possible. Tout fédéralisme et particularisme sont considérés désormais comme des ennemis du progrès. Cette tendance en a engendré nécessairement une autre, encore plus nuisible: l’individualisme borné et extrême. Les obligations envers l’Etat donnait l’impression qu’on est dispensé des obligations envers ses proches.

Aussi la théorie, selon laquelle les hommes peuvent et doivent chercher leur propre bonheur dans le mépris des besoins des autres, triomphe-t-elle aujourd’hui sur toute la ligne – en droit, en science, en religion. C’est la religion du jour, et douter de son efficacité c’est être un dangereux utopiste.

Malgré cela, la coopération et l’entraide, comme des phénomènes naturels par excellence, persistaient. Les gens continuaient à  coordonner leurs actions d’une façon moins formelle et dans les domaines où l’influence de l’Etat restait relativement faible.

« Des associations de dix à trente paysans, qui achètent des prairies et des champs en commun et les cultivent comme copropriétaires, se rencontrent fréquemment, et quant aux crèmeries coopératives pour la vente du lait, du beurre et du fromage, elles sont organisées partout. En effet, la Suisse a été le pays d’origine de cette forme de coopération. Elle offre, de plus, un immense champ pour l’étude de toutes sortes de petites et de grandes sociétés, formées pour la satisfaction de divers besoins modernes. Dans certaines parties de la Suisse, on trouve dans presque chaque village des associations pour la protection contre l’incendie, pour la navigation, pour l’entretien des quais sur les rives d’un lac, pour la canalisation de l’eau, etc. »

Des « héros » des mouvements politiques passent et disparaissent, mais le mouvement de l’entraide reste toujours, en réunissant en soi les meilleurs motivations de tout le monde et c’est sur eux seulement que le progrès peut être fondé (et actuellement est fondé; regardons autour de nous). Çela reste encore plus évident sur l’exemple des pays les moins développés.

« En Russie, c’est un développement naturel, un héritage du Moyen-Age, et tandis qu’une société coopérative établie formellement aurait à lutter contre un grand nombre de difficultés légales et de soupçons bureaucratiques, les coopérations spontanées – les artels – forment la substance même de la vie des paysans russes. L’histoire de la formation de la Russie et de la colonisation de la Sibérie, est une histoire des artels (ou guildes) pour la chasse et le commerce continués par des communes villageoises ; et à l’époque actuelle nous trouvons des artels partout. On les rencontre dans les groupes de paysans venus du même village pour travailler dans une manufacture, dans tous les métiers du bâtiment, parmi les pêcheurs et les chasseurs, parmi les déportés que l’on transporte en Sibérie et durant leur séjour au bagne, parmi les commissionnaires dans les gares des chemins de fer, à la Bourse et dans les douanes et enfin dans toutes les industries villageoises, qui occupent 7 millions d’hommes. Bref, ils existent du haut en bas du monde des travailleurs, temporairement ou d’une façon permanente, pour la production et pour la consommation, sous tous les aspects possibles. »

Il faut bien comprendre, que la personnalité humaine est un produit de la nature et du milieu. Ce milieu (au sens très large du terme) urbain ne favorise pas la communauté des intérêts, de la vie en général, bref, aucun sentiment de quelqu’un proche et semblable. Et cette aspiration prend souvent une autre direction, encore moins formelle. Ce sont des intérêts non-professionnels, des hobbys de toutes sortes qui sont devenus des critères de groupement.

« Les innombrables sociétés, clubs et unions pour les plaisirs de la vie, pour l’étude, pour les recherches, pour l’éducation, etc., qui se sont développés dernièrement en si grand nombre qu’il faudrait plusieurs années pour les cataloguer, sont une autre manifestation de la même tendance, toujours à l’œuvre pour l’association et le soutien mutuel. Certaines de ces associations, semblables aux couvées de jeunes oiseaux de différentes espèces qui se réunissent en automne, sont entièrement consacrées à partager en commun les joies de la vie. Ces associations ne modifient certainement pas les stratifications économiques de la société, mais, surtout dans les petites villes, elles contribuent à niveler les distinctions sociales, et comme elles tendent toutes à s’unir en grandes fédérations nationales et internationales, elles aident certainement au développement de rapports amicaux entre toutes sortes d’hommes disséminés dans les différentes parties du globe. »

Une autre association, qui c’est formée au Moyen-Âge et continue son existence jusqu’à nos jours, c’est la communauté scientifique. Malgré toutes les frontières et régimes politiques, ni des différences sociales, cette société des gens passionnés par la connaissance ou, plus généralement, par la recherche de la vérité, a crée, longtemps avant l’émergence de l’Internet, le réseau d’entraide qui connectait tous les pays « civilisés », mais également, sans aucun préjugé, des chercheurs des pays émergents

La même chose est vraie pour la plupart des cercles culturels et, plus largement, intellectuels, comme des sociétés musicales ou des cercles d’amateurs ou de collectionneurs d’à peu près importe quoi, qui permettent également de détruire des frontières entre les pays et les classes sociales.

« Des sociétés ne pouvaient se former que sous la protection de l’État ou de l’Église, ou comme des confréries secrètes, à la façon de la franc-maçonnerie. Mais maintenant que la résistance a été brisée, elles essaiment dans toutes les directions, elles s’étendent dans toutes les branches multiples de l’activité humaine, elles deviennent internationales, et elles contribuent incontestablement à un degré qui ne peut encore être pleinement apprécié, à renverser les barrières élevées par les États entre les différentes nationalités. »

Conclusions

Dans sa conclusion, Kropotkine vise encore une fois à souligner le caractère profondément naturel de la solidarité humaine, de la solidarité de tous les êtres vivants.

« Les espèces animales dans lesquelles la lutte individuelle a été réduite à ses plus étroites limites, et où l’habitude de l’entraide a atteint le plus grand développement, sont invariablement les plus nombreuses, les plus prospères et les plus ouvertes au progrès. La protection mutuelle obtenue de cette façon, la possibilité d’atteindre à un âge avancé et d’accumuler de l’expérience, un état intellectuel plus avancé, et le développement d’habitudes de plus en plus sociales, assurent la conservation de l’espèce, son extension et son évolution progressive. »

On peut dire également, que des périodes de plus grand développement intellectuel, culturel et artistique étaient celles d’épanouissement de coopération, de l’entraide dans la société. Par contre, aucun progrès durable et équitable ne semble être possible dans l’atmosphère de la lutte continuelle de chacun contre tous, des restrictions sévères de transmission d’information, bref, de ce que l’on appelle actuellement « la concurrence du marché ».

« Mais c’est surtout dans le domaine de l’éthique, que l’importance dominante du principe de l’entraide apparaît en pleine lumière. Que l’entraide est le véritable fondement de nos conceptions éthiques, ceci semble suffisamment évident. Quelles que soient nos opinions sur l’origine première du sentiment ou de l’instinct de l’entraide – qu’on lui assigne une cause biologique ou une cause surnaturelle – force est d’en reconnaître l’existence jusque dans les plus bas échelons du monde animal ; et de là nous pouvons suivre son évolution ininterrompue, malgré l’opposition d’un grand nombre de forces contraires, à travers tous les degrés du développement humain, jusqu’à l’époque actuelle. »

…Il y a 101 an que prince Pierre Kropotkine a publié son oeuvre. Qu’est-ce qui c’est passé, dans ce monde qui change si vite et qui est devenu si petit ? Les associations ouvrières ont montré le niveau de développement inconnu auparavant, on a essayé de les soumettre sous le contrôle de l’Etat, on a souvent réussi. Notre siècle est devenu postindustriel.

L’apparition des technologies informatiques a rendu possible également l’émergence des associations virtuelles qui ne connaissent plus ni distances ni frontières.

Et c’est cette même coopération, solidarité,  et entraide, qui sont capables d’offrir aux travailleurs intellectuels (qui, eux/nous, sont susceptibles de rendre le monde un lieu un peu plus agréable à vivre – pour chacun, sans exclusion) non seulement de survivre malgré toutes les pressions, mais de réussir, avec ces nouvelles formes comme coworking lui-même ou, au niveau global, prononçons le, le CoPass !

On a essayé de montrer encore une fois et mettre en évidence, sur cet exemple brillant de l’oeuvre-majeure d’un grand théoricien de l’anarchisme, l’évolution  de l’entraide et de la coopération dans toute l’histoire du vivant. Mais ce qui est particulièrement important dans ce contexte, c’est de ne pas oublier, que l’histoire même de l’humanité n’est pas encore achevée – et c’est à nous d’écrire la suite…

  1. Gwen Répondre

    Merci Roman pour cet article.

    Et si la compétition pouvait être un facteur de coopération ?
    Prenons l’exemple d’une compétition de sport, du judo en particulier.
    Des personnes vont « s’affronter » entre elles, certaines attirées par la médaille, d’autres par la recherche du dépassement de soi en s’appuyant sur la force de l’Autre.
    Dans ce deuxième cas, les adversaires ne sont plus des adversaires pour gagner une médaille mais des partenaires qui recherchent l’amélioration dans le respect mutuel.

    Réponse inspirée de la morale de Jigoro Kano fondateur du Judo : « Entraide pour une prospérité mutuelle »

    décembre 25th, 2013
    • Roman Medvedev Répondre

      Merci Gwen pour votre attention.

      Le point de vue est assez original: mais est-ce que des exemples quotidiens ou historiques nous fournissent la preuve de cette idée? Ou plutôt le monde est concentré sur le premier cas, « la confrontation »? J’ai toujours l’impression que, malgré cette idée reçue que la concurrence de côté de l’offre provoque nécessairement l’amélioration des produits et/ou services, la réalité (ou la partie la plus visible de la réalité) nous montre, que les concurrents essayent tout d’abord d’appliquer des méthodes autres que l’entraide.

      De plus, même l’étymologie du mot « compétition » évoque la rivalité…

      décembre 30th, 2013
  2. Gwen Répondre

    Bonjour Roman
    Effectivement le sens de la compétition est plutôt concentré sur la confrontation et sur la rivalité. Néanmoins d’un point de vue étymologie le mot compétition vient de « competere » qui signifie « tendre vers un même point », le préfixe « com » vient de « cum » qui signifie « avec » (latin).
    Le mot compétition dans le sens « rivalité » est une évolution du 18-19ème siècle et se décline en concurrence dans un contexte économique (en tout cas en français).

    Au sujet de la concurrence « associée nécessairement à l’amélioration ». Effectivement depuis le 19ème, le progrès et l’évolution sont associés à l’interprétation des théories de Darwin sur la loi du plus fort ; pour survivre, il faut être le plus fort. Je pense que cette association est fortuite, car comme vous le mentionnez l’entraide et la coopération ont permis de créer des technologies, ou de survivre en s’adaptant à des environnements inhospitaliers.

    De nos jours, il est possible de trouver de la compétition dans le sens de recherche d’amélioration tout en respectant l’ensemble des parties prenantes :
    – en sport, au judo en particulier
    – dans certains jeux
    – méthodes de développement Agile

    Dans ces derniers contextes, la compétition permet de développer ses compétences, ses connaissances en challengeant l’Autre qui lui même s’améliore, au final pour un progrès mutuel.

    C Новым Годом

    janvier 4th, 2014

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