Le XXème siècle aura été incontestablement celui de l’échange marchand. Jamais l’humanité n’avait autant commercé, exporté, importé. Jamais les transactions n’avaient été aussi simples et rapides. Le volume du commerce mondial a triplé depuis la chute du mur de Berlin et a connu une croissance presque exponentielle jusqu’à la crise économique de 2008.
Bizarrement, alors que les hommes entraient toujours plus en interaction et devenaient toujours plus dépendants les uns des autres, ce XXème siècle aura connu un immense délitement des structures sociales traditionnelles sans création d’autres structures alternatives efficaces. Religions, nations, classes sociales, familles… Toutes ces institutions ont été bousculées et affaiblies. Même les grandes entreprises, qui étaient pourtant les principales structures de cette économie sont remises en cause à leur tour…
Ce paradoxe bizarre entre l’accroissement des relations humaines et la diminution du lien social pourrait-il trouver une explication dans la nature trompeuse de l’échange marchand ?
Quand l’échange marchand abolit la relation
Lorsque l’on achète du pain à son boulanger, nous n’éprouvons pas nécessairement de la reconnaissance ; après tout, nous l’avons rémunéré pour son service, nous avons payé, grâce à l’argent issu de notre propre travail, l’équivalent de ce que nous lui devions. Nous avons soldé nos dettes, nous sommes quittes.
L’échange suppose donc le retour au même, à une situation initiale : L’équivalent de ce que l’on a donné étant reçu en retour, il n’y a plus de rapport de dette envers l’autre. L’échange permet d’être quitte. Il est en quelque sorte une relation qui abolit la relation : il efface le lien à l’autre, renvoyant chacun dans son indépendance.
Frédéric Laupiès, Leçon philosophique sur l’échange
Une économie basée sur l’échange marchand fabriquerait alors des individus toujours plus dépendants les uns des autres mais paradoxalement plus isolés, chacun ayant l’impression de ne rien devoir à personne.
Comment le don peut créer du lien social
Contrairement à l’échange, le don ne cherche pas l’équivalence, il surgit de la seule volonté d’un individu. Il est proposé au receveur comme un pacte d’alliance (« ce qui m’appartient t’appartient maintenant »). Il peut générer une dette morale incitant le receveur à donner à son tour. Mais, même en cas de contre-don, la relation ne sera pas abolie, car n’étant pas quantifié, l’objet du don ou du contre-don ne pourra jamais être totalement soldé. Il laisse donc une trace irréversible.
L’anthropologue Marcel Mauss a étudié les systèmes d’échange basés sur le système don et contre-don dans plusieurs sociétés primitives. Ce système appelé Potlatch, fonctionne de la manière suivante :
- Le donneur donne quelque chose d’une certaine valeur (objet, aliments, aide…)
- Le receveur se doit d’accepter. S’il n’accepte pas, cela signifie qu’il refuse le rapport social.
- Le receveur doit rendre un élément d’une autre valeur, de préférence supérieure, et pas immédiatement. S’il rend immédiatement, c’est qu’il refuse le rapport social.

Ce qui fonde la relation dans l’économie du Potlach, ce n’est pas un contrat mais la reconnaissance du don, qui est aussi la reconnaissance de sa propre dépendance.
Or c’est précisément l’acceptation de sa dépendance qui crée le lien social. Cette conscience de notre propre dépendance nous relie non seulement les uns aux autres mais entraine un besoin de donner en retour, de donner à d’autres pour tenter de s’acquitter globalement de ses dettes envers l’humanité.
Selon Marcel Mauss, le don en tant qu’acte social suppose que le bonheur personnel passe par le bonheur des autres, il sous entend les règles d’éthique : donner, recevoir et rendre.
L’économie du partage et le lien social
Les points communs entre l’économie du partage et le système de Potlach sont évidents. Sur Internet, on mesure quotidiennement notre dépendance aux autres. Untel a rédigé gratuitement, anonymement un article de Wikipédia qui m’a permis d’approfondir mon billet, untel a créé un plug-in bien utile pour mon site, la musique que j’écoute, les vidéos que je regarde ont été mises à ma disposition par des inconnus et les forums sont peuplés d’internautes généreux qui répondent rapidement à toutes vos questions…
En agissant ainsi, ces donateurs numériques envoient une gigantesque proposition d’alliance à l’ensemble de la société. Chacun de nous peut l’accepter (ce qui signifiera l’acceptation du rapport social) et offrir par la suite un nouveau contre-don.
Autre point commun; l’économie du partage, comme l’économie « don et contre-don » repose sur la confiance entre les individus, sur leur propension à collaborer, sur l’honneur et la fierté de chacun ainsi que sur une connaissance d’un certain nombre de règles tacites. Cette nouvelle économie du partage (au demeurant bien plus dynamique que son alter égo reposant sur l’échange marchand) me parait en mesure de créer un nouveau lien social, de jeter les bases de nouvelles structures sociales et, j’irais même jusqu’à dire qu’elle pourrait engendrer de nouvelles civilisations.
En lisant cet article je me suis dit que c’est vrai que je me souviens nettement mieux des 2 personnes qui m’ont offert des meubles il y a 1 an – dans un contexte où je venais acheter quelque chose et ils ont offert de me donner + d’objets , – que de la boulangère de la semaine dernière.
Une très belle histoire raconte tout cela pour que les enfants puissent le comprendre:
« Le conte chaud et doux des Chaudoudoux » par Claude Steiner
Merci Fred pour le bouquin. Bonne idée pour les gosses. Et le « transactionalisme » est un sujet intéressant
pour info et pour poursuivre la réflexion :
http://www.franceculture.com/emission-la-suite-dans-les-idees-une-histoire-naturelle-du-don-2011-06-25.html
Bonjour,
Je viens de découvrir votre blogue ce matin ! Belle trouvaille ! Je suis plongée dans la lecture de vos articles. Comme on parle d’échanges, de dons et de communautés, j’ai pensé que E-180 pourrait vous intéresser : « Rencontrez quelqu’un, apprenez quelque chose ». E-180 est une plateforme de jumelage pour l’échange de connaissances entre pairs. Je vous laisse découvrir par vous-même.
Content que ça te plaise Butaije !
Je suis allé faire un tour sur E-180, je trouve le concept très cool ! Vous avez du monde en France ?
Ah oui et le slam Québécois, ça envoie !
bon ben – William – je suis fan.
je vais vers cela depuis de nombreuses années en entreprises bien solides et structurées – mais tout ça ne fonctionne qu’un temps – on se trompe sur le but – faire vivre l’humain durablement sur la terre – ça c’est le but – et non pas faire monter le cours de la bourse dans la société coté du cac 40 à l’intérieur de laquelle je vous écris – je me suis cru trop longtemps pas assez savant pour dire stop – et après de trop nombreuses années je me dis – tu aurais du avoir confiance en toi depuis longtemps – ceci n’est pas bien.
ok j’arrête.
Belle écriture ;
Pour autant cela ne résout pas nos problématiques économiques, cela ne nous permet pas d’esquisser un modèle économique qui supplante celui existant ; notamment contre l’appât du gain, et l’abus de pouvoir et de connaissance qui peut exister (et même parfois plus) dans les systèmes de dons.
Car de la même façon qu’Adam Smith posait comme condition de sa « main invisible » celles d’un marché ou l’information est disponible de façon équivalente partout, tu poses comme condition de ce paradigme la sincérité de tous dans le don et le contre-don ; qui reste un espoir mais aussi une utopie.
C’est, néanmoins, un effort louable…
Bonjour, belle découverte pour moi ce site et cette article ( bien ficelé) et le autres que je compte lire aussi. La seule chose qui me choque et que je ne comprend pas c’est cette photo de la « découverte du nouveau monde ». Elle corresponds pas du tout au texte.Les espagnol à l’époque ne sont pas allé la bas pour échanger ou partager, ils un saccagé. Je ne souhaite pas attarder trop sur ce sujet,mais c’est une autre vision de ce moment historique plein de violence et douleur pour certains. Bien à vous.
Justement, l’idée derrière cette image c’est de montrer une opposition entre deux mondes ; deux sociétés avec des systèmes d’échange différents. A l’arrivée des espagnols, les indigènes qui vivaient dans un système don contre-don ont pensé qu’il était possible d’engager une relation commerciale de ce type face à un modèle totalement différent, ce qui leur a valu de gros ennuis en effet…