Une société sans hiérarchie; les Quakers

Mutinerie a le plaisir de donner la parole à Roman, fier Mutin en provenance de Saint-Pétersbourg. Il nous parle ici des Quakers, à l’origine d’un modèle de société sans hiérarchie ; l’exemple d’une communauté qui, en suivant un idéal radical est parvenu a prospérer dans un environnement hostile.

La Société religieuse des Amis, plus connue sous le nom de Quakers est un mouvement religieux né en Angleterre au XVIIème siècle par des dissidents de l’Église anglicane.  Le mouvement aurait été fondé par George Fox en 1650 en Angleterre et s’est ensuite répandu dans les pays de colonisation anglo-saxonne. Au XXe siècle, des missionnaires quakers ont propagé leur religion en Amérique latine et en Afrique. Aujourd’hui, les quakers déclarent être au nombre d’environ 350 000 dans le monde.

La société des Amis considère qu’il ne peut y avoir d’intermédiaires légitimes entre soi et Dieu. Par conséquent, la croyance est une chose absolument personnelle et chacun peut être libre de ses convictions sans entrer en conflit avec un quelconque dogme formalisé. Les quakers refusent donc toute hiérarchie terrestre. Le principe majeur est de suivre sa « lumière intérieure » qui est la manière dont Dieu peut interagir avec chacun. Pour beaucoup de quakers, Jésus est la source même de la « lumière intérieure » et les évangiles ne sont pas forcément la parfaite expression de cette source. Toutefois, ils s’appliquent à suivre le plus fidèlement possible la pensée de Jésus ce qui les a placé en opposition avec les commandements contradictoires de la société de l’époque.

Quand on regarde la pensée quaker et surtout leur opposition aux structures politiques et sociales d’Angleterre, on se demande comment une poignée de pacifistes, refusant toute forme d’autorité, ou d’organisation centrale, se plaçant d’elle-même hors la loi et hors de toute forme de protection institutionnelle, pouvait avoir la moindre chance de survie.

Pourtant, non seulement, les Quakers ont survécus, mais ils ont connu un destin exceptionnel et ont modifié le cours de l’histoire économique et sociale. Adam SmithMarxVoltaire ou encore Tolstoï ont été frappés par la viabilité et le succès des valeurs sous-jacentes au mouvement des Quakers dont ils se sont inspirés pour construire leurs pensées.

Nous allons voir brièvement l’histoire de l’évolution économique de la Société, l’influence de leur pensée spirituelle sur leurs pratiques qui, à mon avis, restent souvent pertinentes et peuvent être utilisées au fur et à mesure dans les entreprises de l’économie collaborative et l’économie durable. 

La pensée des Quakers

Quand on parle de l’éthique des quakers, il est inévitable d’insister sur quelques points clés.

Tout d’abord, c’est l’ascétisme de la parole. Leur perfectionnisme extrême combiné avec la négation du monde comme la sphère d’expression spirituelle. les deux les ont amené vers le silence, l’ascétisme de la vie quotidienne et l’auto-discipline. Cela leur permettait de garder leur fameuse durabilité de mode de vie dans un environnement économique et social au niveau de risque très élevé.

D’autre part, ils considéraient leurs affaires comme un service au sens religieux du terme, le service de Dieu et pour Dieu. Cela ne pouvait pas remplacer complètement le besoin de la profitabilité, mais changeait quand même considérablement des motivations.

Leur structure, dans la plupart des cas familiale, permettait de promouvoir principalement leurs propres convictions, les valeurs personnelles, et non celles du marché. Cet investissement dans les valeurs fructifia sous la forme de confiance, qui est un capital d’une importance majeure lorsqu’il s’agit de faire des affaires…

De plus, leur discrétion et leur « silence », décrits ci-dessus, ont crée la réputation de savoir garder les secrets. Des gens honnêtes avec la bouche toujours fermée – c’est idéal pour le métier de banquier! Et naturellement cela a permis aux Amis de créer quelques empires bancaires vraiment puissants (Lloyds Banking Group, Barklays PLC etc.).

Finalement, les quakers considéraient souvent l’échec de leurs entreprises comme le témoignage de leurs pêchés: si leur affaires n’allaient pas fort, c’est parce que Seigneur s’était détourné d’eux. Donc, la fin déplorable de la carrière signifiait pour eux presque l’absence d’espoir pour la vie éternelle, ce qui créait une motivation supplémentaire pour se sortir du pétrin.

L’organisation Quaker

Dès le début et jusqu’à nos jours la Société représente un système extrêmement compliqué (car n’étant presque jamais formalisé), mais en même temps très intuitif, des réunions ou assemblées plus ou moins régulières et plus ou moins grandes, mais toujours assez démocratiques, dont les représentants se rencontrent en « Monthly Meetings » et encore « Quaterly » et « Yearly Meetings » (qui doivent réunir les délégués de la plupart des quakers).

Sans parler directement des changement sociaux, on essayait de changer l’âme et par conséquent le comportement de chacun (et les résultats de ces efforts sont bien visibles).

La rhétorique et les activités qui ne semblaient pas dépasser le niveau personnel s’avéraient les plus efficaces et les plus durables même pour le mouvement social en général.

Par la chance ou par le destin, le modèle économique initial des Amis fonctionnait trop bien. Vers la fin du XVIIème siècle, avait lieu une coïncidence très étrange et presque sans précédent dans l’histoire des mouvements sociaux et religieux: la persécution des Amis en même temps que la croissance considérable de leur richesse. Comment cela est devenu possible? Essayons de voir des détails, d’abord, de ces persécutions (et notamment leur côté économique) et après, de l’accumulation des biens par la communauté des quakers.

Heureusement, cette époque, bien qu’assez cruelle, ne permettait plus aux anglais ni la vraie chasse aux sorcières, ni l’extermination totale des hérétiques. Les mesures prises par le gouvernement de Charles II portaient donc un caractère plutôt économique et social et visaient à limiter les droits des groupes religieux concernés.  The Corporation Act éliminait leur droit de participer aux élections de tous les niveaux aussi bien que de participer aux gouvernements locaux et régionaux. The Conventicle Acts  quelques années plus tard interdisait toute réunion religieuse (hors d’Eglise d’Angleterre) de plus de 5 personnes de plus de 16 ans. Et finalement, on a strictement bloqué l’accès aux établissements de l’enseignement secondaire et supérieur aux membres des mouvements religieux autres que l’Eglise d’Angleterre.

Un autre problème qui posait des barrières importantes à la vie des quakers, c’était le serment, imposé par le gouvernement dans certaines situations de la vie sociale: on en avait besoin pour s’adresser à la cour commerciale, mener des affaires concernant des assises et des précommandes, obtenir des titres de propriété, faire des déclarations, voter et même pour se défendre auprès des cours ecclésiastiques contre les tentatives de réclamation d’une dîme. Cette contrainte semblait irrésistible pour les quakers, car d’après l’Evangile, que les Quakers suivaient en tous points, prêter serment est strictement interdit. Et le refus de payer des impôts menait souvent à la confiscation des biens des quakers, même au double ou au triple.

quaker persecution
Les persécutions décrites ci-dessus privaient donc souvent des quakers de leurs terrains, de leurs ménages agricoles, de la vie sédentaire en général, on les emprisonnait souvent pour leur refus du service militaire et du paiement des impôts. Et ils ont trouvé leur place dans le commerce de laine.  Anciens éleveurs des moutons, ils connaissaient bien cette industrie, ses technologies, ils avaient déjà un réseau très large de contacts et de partenaires. Ainsi, presque instamment, le marché anglais de la laine est contrôlé par le mouvement des quakers. La transition de la manufacture à l’industrie textile, qui était en plein développement, et le style de vie des marchands nomades étaient les deux bases économiques qui ont permis aux Amis non seulement de survivre mais aussi de trouver la fortune inconnue auparavant.

Et comme ça arrive parfois aux créateurs et promoteurs des nouvelles formes économiques, leur prospérité a bien récompensé des pertes et des privations initiales, grâce à leur capacité de résilience très considérable.

Quelles étaient donc des facteurs socio-culturels qui leur permettait d’atteindre ces résultats phénoménaux? Premièrement, c’était le caractère fondamental de ce mouvement. Leur énergie, leur éthique d’affaires vraiment extraordinaire, qui se basait aussi sur leur certitude de la justice éternelle et de leurs bonnes intentions.

Deuxièmement, c’était le caractère très corporatif de leur business model. Les quakers ne pouvaient pas créer leurs fortunes d’une manière individuelle et indépendante car ils ne pouvaient pas bénéficier d’une quelconque protection individuelle par les institutions. C’était toujours le support communautaire qui les aidait et les assurait contre des risques.

Troisièmement, leur éthique d’austérité et leur détachement vis à vis des plaisirs temporels réduisaient leurs besoins matériels, mais leur énergie vitale (ainsi que l’argent non dépensé) qui ne pouvait s’exprimer par ces moyens s’est reporté sur le monde des affaires et l’innovation technique. Soyons un peu plus cyniques et posons la question autrement: avec leur richesse matérielle déjà bien discutée, comment pouvaient-ils dépenser leur argent? Tous les jeux étaient complètement interdits. Ils ne buvaient presque pas d’alcool. N’ayant en leur masse ni de bonne éducation (jusqu’au milieu de XIXème siècle), ni de gout pour la littérature, ils ne collectaient quasiment jamais des grandes bibliothèques. Ils n’achetaient pas de peintures chères. Ils n’avaient aucun besoin des objets de luxe, ne chassaient pas, ne visitaient (ni non plus organisaient) jamais ni des bals, ni de théâtres, ni de concerts… Cela peut expliquer en certaine partie leur accumulation du capital si rapide, mais aussi leur inclination vers la philanthropie – d’un certain point de vue c’était une situation très compliquée, voire même presque sans issue: la richesse peut générer une richesse supplémentaire, mais à long terme cela aurait dû ennuyer n’importe qui, même les quakers.

Ils ont aussi trouvé une solution pertinente au problème de chômage. Ce n’était pas la panacée, mais cela pourrait quand même permettre quasiment à chacun de leur jeunesse de trouver sa place, disons même sa vocation: il s’agit de système très développé de l’apprentissage. Les élèves devenaient quasiment des membres de familles de leurs maîtres, ce qui engendrait un réseau des contacts et des interdépendances encore plus sophistiqué et multidimensionnel. D’un autre point de vue, ce système proposait une main-d’oeuvre fiable et pas chère, assurait la transmission intergénérationnelle des connaissances et des acquis et offrait une solution partielle au problème de l’orphelinat.

Vers le début de XVIIIème siècle, les Amis, inspirés par une volonté d’évangélisation et d’un retour à la pauvreté idéalisée, ont commencé à se lancer massivement dans des activités de philanthropie, de mécénat et de charité extérieures.

L’héritage économique et technologique quaker est considérable, bien que souvent ignoré.

Ils ont fondé les premiers chemins de fer Anglais, et ont été à l’origine du transport industriel en général, ils ont inventé la fonte, l’allumette, la charrue contemporaine, les premiers chocolats britanniques, les premières industries de la porcelaine en Angleterre, les techniques de dessalinisation de l’eau de mer, la première association des PME britannique etc….

Conclusion

Les persécutions dont ils furent frappés à leurs débuts ont finalement eu des effets positifs, forçant les individus à s’organiser entre pairs et à créer des structures alternatives de redistribution, d’entraide et d’apprentissage qui se sont révélées plus efficaces que les structures dominantes en vigueur en Angleterre.

Les quakers ont crée un système économique très original au niveau macro aussi bien que micro. Pendant toute leur histoire il ne se permettaient presque jamais de réflexion sur des sujets abstraits, après avoir décidé une bonne fois pour toute de suivre plus ou moins littéralement les paroles de Jésus. Ils n’ont jamais crée aucune oeuvre d’art considérable, leur succès n’était jamais célébré dans la littérature. Leurs ambitions ne dépassaient jamais le niveau personnel. Ils ne prétendaient jamais changer le monde en général, se contentant de vouloir mener une vie « comme il faut ». Leur richesse fantastique, leurs empires en Angleterre et dans les ex-colonies anglaises, étaient seulement les conséquences à long terme de leurs activités quotidiennes et non leur objectif principal. C’est en pensant à court terme dans le respect strict de leurs valeurs qu’ils ont engendré une économie durable, pérenne sur le long terme.

Investir sur le long terme, c’est d’abord investir sur les valeurs en s’y conformant quel que soit le prix à payer.

Voici un enseignement de la plus haute importance !

 

  1. Hervé Répondre

    Très inspirant. Merci.

    septembre 9th, 2013
    • Dennis Tomlin Répondre

      Très bonne texte.
      Une petite correction.

      Les Banques Lloyd’s, Barclay’s, etc ont été vendues par les Quakers ik y a longtemps.
      Les Quakers ne sont plus impliqués dans les versions actuelles:- Lloyds Banking Group, Barklays PLC etc, qui ont gardé les noms pour profiter de leur réputation quand elles était quakers.
      wikipedia,-
      20e siècle
      Avec le déclenchement de la guerre les banques ont prospérés et la soi-disant » Big Five » a commencé une série de fusions et acquisitions. Ces banques, Westminster , nationaux ou provinciaux , Barclays , Lloyds et Midland ont finalement été freiné dans par le contrôle du gouvernement.

      février 11th, 2014
      • Roman Medvedev Répondre

        Merci pour votre appréciation et votre remarque!

        février 11th, 2014
  2. Catherine Répondre

    Une société « sans hiérarchie » ? En êtes-vous sûr ? Pourtant « Dieu » était leur chef, non ? Et qui les orientait sur cette voie ? Ça se faisait tout seul ? C’était « inné » puisqu’ils devaient suivre leur « voix intérieure » ? Et les apprentis, étaient ils si libres de choisir d’ être apprentis ? Avec un maitre … Et pourquoi, puisqu’il n’y avait pas de hiérarchie, enfin par quel miracle il ne pouvait il y avoir un seul type d’ organisation familiale par exemple ? Et les femmes dans tout cela avait elles les mêmes pouvoir, les mêmes droits que les hommes ? Tout le monde pouvait assister aux différents types de réunions ? Et comment étaient prises les décisions ? Tout le monde était d’ accord sur tout et tout le temps ou c’était la majorité qui faisait la décision ?

    mai 4th, 2014
  3. Maurice Morineau Répondre

    Je suis très admiratif du mouvement Quaker et votre document m’a intéressé en tous points.Etant de la mouvance protestante je ne suis pas en désaccord fondamental avec la Société Religieuse des Amis :pacifisme,refus de prêter serment,refus de la hiérarchie,Culture du silence et de la recherche de la Lumière divine.

    novembre 23rd, 2014

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