Pirates d’hier et d’aujourd’hui

Lorsque Alexandre le Grand entra dans la tente où l’on détenait le capitaine du vaisseau pirate tombé entre ses mains, il jeta un regard méprisant sur son captif en haillons et lui lança d’un ton sévère :

« Comment oses-tu infester la mer ? »

« Et toi, » lui rétorqua le pirate

« Comment oses-tu infester la terre ? Parce que je n’ai qu’un frêle navire, on m’appelle pirate, mais parce que tu as une grande flotte, on te nomme conquérant ».

L’Histoire ne nous dit pas ce qu’a bien pu lui répondre Alexandre et c’est bien dommage car l’empereur dût être bien incapable de réfuter clairement cette accusation. Cet exemple fameux souligne combien il est difficile de donner une définition claire au phénomène ambigu de la piraterie.  S’il est parfois compliqué de distinguer un pirate d’un empereur autrement que par la puissance, il n’est pas non plus évident de définir le pirate par son activité car dans son histoire multimillénaire, la piraterie a pris toutes les formes possibles et a embrassée un nombre incalculable de causes.

Il y’a presque autant de motifs de piraterie qu’il n’y a de pirates ; certains étaient des brigands cruels (l’Olonais), d’autres furent des mercenaires (Eustache le moine ), des explorateurs, des exilés, des rebelles (Sextus Pompée )… certains sont considérés comme des résistants (Pier Gerlofs ), des héros dans un pays et comme des criminels dans un autre (Francis Drake).

En définitive, savoir si quelqu’un ou non doit être qualifié de pirate est une question dont la réponse appartient à celui qui a le pouvoir.

Anne Pérotin-Dumont

Ce n’est donc pas tant par ses activités ni par le but recherché que l’on définirait le mieux la piraterie. Je crois plutôt qu’être pirate tient surtout à deux choses ; un environnement et une méthode.

Into the Wild; l’Environnement Pirate

Il arrive à certains moments de l’histoire, lorsque les nouvelles découvertes ou les avancées techniques rendent possibles l’exploration de nouveaux territoires, que les civilisations se retrouvent soudainement face à des espaces immenses échappant largement à leur contrôle.

Ces zones, qu’elles soient matérielles ou immatérielles, deviennent accessibles mais restent difficilement contrôlables.

Elles représentent à la fois une source de richesse inestimable, un océan d’opportunités mais aussi un lieu effrayant où les règles qui prévalaient jusqu’alors sont abolies.

C’est précisément là que se trouve le pirate, et c’est je crois, le point commun entre tous les environnements dans lesquels a pu évoluer la piraterie.

Hier, c’étaient l’océan ou les terres encore vierges du nouveau monde qui abritaient les flibustiers, les boucaniers et autres hors-la-loi débraillés. Aujourd’hui c’est sur Internet qu’ils agissent.

  • Comme l’océan au XVIIème siècle, le web est un espace immense et mal contrôlé, n’appartenant à aucune nation, régit par des lois floues, peu nombreuses et largement inapplicables.
  • Comme l’océan au XVIIème siècle, le web est un lieu d’échange où transitent des flux commerciaux colossaux.
  • Comme l’océan au XVIIème siècle, le web est un endroit où les maillages de la société se distendent, où les pressions sociales s’affaissent, entrainant un affaiblissement des dogmes existants.

Ces milieux immenses et chaotiques sont la demeure du pirate, ils sont pour lui son gagne-pain, son refuge et sa culture. Mais ce qui a changé pour le pirate numérique, c’est qu’il n’a plus besoin d’un très coûteux navire pour opérer, un simple ordinateur lui suffit.

La Méthode Pirate

Si l’on a pu qualifier de pirate des personnages ayant des intentions et des motivations très diverses, c’est qu’ils avaient au moins en commun le recours à des méthodes spécifiques. Il me semble très intéressant de se pencher davantage sur la question car ces méthodes me paraissent particulièrement efficaces à l’heure du numérique.

Fuite combative

le pirate, qui n’a qu’un « frêle navire » est généralement confronté directement à des institutions nettement plus balèzes que lui. Par conséquent, l’attaque frontale n’est pas son domaine. Je pense que l’une des méthodes les plus caractéristiques du pirate est ce que j’appellerais la fuite combative.

La mobilité, la capacité à frapper, puis à disparaître est un point commun à tous les pirates, que ce soit sur mer, sur terre, ou sur Internet.

Oui, les pirates sont des fuyards, mais des fuyards constructifs, courageux. Les Etats-Unis n’ont ils pas été fondés par des fuyards anglo-saxons en lutte contre le vieil ordre européen ? Et quelle société va fonder notre génération de fuyards du numérique qui a largement déserté les sphères de l’ancien monde pour les lumières blafardes des écrans d’ordinateurs ?

En prise directe avec le réel

Les pirates sont réalistes. D’emblée, ils se confrontent à la réalité et ne s’en remettent qu’à eux pour subvenir à leurs besoins. Les pirates ne souhaitent pas forcément changer le monde, ils s’en tiennent à un principe que l’on connait  lorsque l’on créé une entreprise, ne pas chercher à vendre quelque chose que l’on utiliserait pas soit-même. Contrairement aux grandes théories élaborées par des idéologues au XXème siècle, dont la mise en pratique réclamait  la création d’un homme nouveau et la prise de contrôle des structures, les pirates prennent comme point de départ ce qu’ils ont, ce qu’ils sont et tentent de faire le maximum pour vivre selon leurs règles propres. Ce n’est pas une utopie magnifique sur le papier mais inapplicable en pratique.

Le mode de vie qu’ils recherchent doit pouvoir être pérenne et durable, ils doivent être en mesure de l’assumer.

L’esprit d’expérimentation

Innover n’est pas une option pour les pirates. Vivants hors du cadre juridique, social et moral traditionnel, dans un environnement mal connu, mal régulé et mal exploité, ils sont obligés de refonder de toute pièce une micro société avec de nouvelles lois, de nouvelles valeurs, des nouveaux rites,  et des techniques inédites… Le vaisseau pirate forme une entité sociale autonome qui doit pouvoir s’auto réguler.

En mouvement perpétuel car pourchassés par des forces supérieures, ils doivent rester mobiles pour rester vivants. Cela les pousse à découvrir de nouveaux lieux, à s’aventurer là ou leurs ennemis ne pourront les atteindre, ce qui fait d’eux des explorateurs.

Mais leur rapport à l’innovation est original. Il n’obéit pas à un schéma « top-down » dans lequel des penseurs/ingénieurs conçoivent en amont un modèle qui sera mis en pratique par la suite, c’est un processus plus organique qui part du constat d’un problème.

Les pirates savent que la nécessité est la mère de la création.

Ce potentiel d’expérimentation est nettement plus puissant aujourd’hui qu’au XVIIème siècle car le gain d’expérience qui autrefois restait trop souvent cantonné à l’échelle de quelques navires isolés peut aujourd’hui être répandu et partagé rapidement sur Internet.

Pirate map

Légitimité et pertinence de la piraterie

La piraterie n’est pas un phénomène marginal correspondant à une période donnée de l’histoire. Elle accompagne les sociétés depuis toujours. Elle semble apparaitre spontanément n’importe où dans le monde dès que les conditions sont réunies.

Pour Rodolphe Durand et Jean-Philippe Vergne, auteurs de l’essai « l’Organisation Pirate« , le phénomène de piraterie est indissociable de la place de l’Etat dans les processus de territorialisation et de normalisation marchande. Si les individus choisissent volontairement de s’organiser en dehors et contre les règles produites par la puissance publique, c’est qu’ils en contestent la légitimité et qu’ils souhaitent mettre en œuvre une alternative.

Les questions soulevées par la piraterie sont aussi légitimes qu’éternelles, normal qu’elles collent aux basques des institutions de manière chronique depuis Alexandre le Grand jusqu’à nos jours;

De quel droit telle ou telle nation, telle ou telle corporation, peut-elle s’approprier un nouveau territoire, demande le pirate. Qu’est-ce qui lui donne la légitimité de contrôler les  échanges dans ces zones encore vierges ?

Les débats qui font rage autour de l’usage et du contrôle d’Internet nous rappellent tout de même étrangement ceux qui ont été soulevés lorsque les nations européennes ont pris conscience de leurs capacités nouvelles à naviguer et commercer sur toutes les mers du monde. Lisez plutôt ce passage de « Mare Liberum » le traité d’Hugo Grotius sur la liberté des mers (1609) :

« Il ne s’agit point ici de la mitoyenneté d’un mur ni du déversement des eaux sur l’héritage voisin, objets d’intérêt purement privé ; il ne s’agit même pas de ces débats fréquents entre les peuples au sujet de la propriété d’un champ sur la frontière, de la possession d’un fleuve ou d’une île ; mais il est ici question de tout l’Océan, du droit de naviguer et de la liberté du commerce. Entre nous et les espagnols, il y a controverse sur les points suivants : l’immense et vaste mer est-elle la dépendance d’un royaume seul, et qui n’est pas même le plus grand de tous ?

Est-ce le droit d’un peuple quelconque d’empêcher les peuples qui le veulent de vendre, d’échanger, en un mot de communiquer entre eux ?

Par les questions qu’elle soulève, la piraterie génère du droit nouveau. Elle invite les institutions à se regarder dans un miroir. Elle questionne les fondements même des règles établies, propose une alternative et pose des limites aux systèmes existants.

Les pirates furent parmi les premiers à établir des règles démocratiques à bord, à récompenser les hommes au mérite (les capitaines et les contremaitres étaient désignés selon leurs capacités et pouvaient être révoqués) et même à établir des systèmes de pensions d’invalidité pour les blessés. Par certains aspects, l’organisation de la « société » pirate, était très proche des aspirations des intellectuels et des réformateurs qui viendront après eux.

  1. Dehorter Répondre

    Merci pour cet article !
    Je m’intéresse depuis longtemps à la piraterie et votre article est clairvoyant.
    Nicolas

    septembre 20th, 2011
    • Eric Répondre

      Merci Nicolas. Content que ce billet te parle ! La piraterie est un sujet absolument passionnant en effet.

      septembre 20th, 2011
  2. Baptiste Répondre

    Très bon article! la piraterie éveille en moi un élan romantique de emprunt de liberté et d’une délicieuse touche de subversion – que je n’avais pas encore mis à distance… Pourquoi a-t-on cette vision si enchantée du pirate? Sans doute les cannons médiatiques nous auront-ils aidé – mais effectivement, il y a une sorte de valeur intrinsèque du pirate, qui se révolte et pars « into the wild » pour fonder sa propre société, son propre monde!

    Comment ne pas repenser à ce superbe film « The Bounty »? Pour des mutins, j’imagine que vous dormez avec la cassette VHS, mais c’est bien contre l’arbitraire et l’injustice que se fondent les plus beaux idéaux!

    En revanche, cette vision idéaliste (et porteuse de sens) occulte le côté plus sombre de la piraterie, en tout cas telle qu’elle se pratique aujourd’hui… Je suis étonné qu’on y touche pas ici :) The Pirate Bay – vous cautionnez?

    septembre 21st, 2011
  3. William William Répondre

    Merci Baptiste, content de te voir si attiré par la flibuste ! La vision enchantée du pirate tient beaucoup à Robert Louis Stevenson et son livre « l’ile au trésor ». C’est lui qui a été le premier à faire un portrait sympa et romantique du pirate. Et puis après, y’a eu des bounty &co. Mais pour le coup, avec les pirates y’a tellement d’histoires de fous à raconter. Il m’est arrivé de rester sckotché pendant des heures sur Wikipédia à lire des histoires folles(et vraies) de pirates…

    C’est vrai que l’article occulte un peu le coté sombre de la piraterie pour plusieurs raisons :
    - L’objet de ce billet est surtout de comprendre les conditions d’existence et les méthodes pirates.
    - J’ai découvert avec les recherches que j’ai pu faire pour l’article que certes les pirates étaient souvent violents mais qu’en face, à la même époque, les choses étaient loin d’être clean. Les pirates finalement, étaient à peu près aussi violent que leur époque.

    La piraterie maritime actuelle n’est pas vraiment traitée dans ce billet parce qu’à bien des égards, elle est assez éloignée de la piraterie telle que celle décrite dans l’organisation pirate. Elle apparait sur des mers qui sont désormais largement normalisées, elle n’est pas le fait d’un groupe d’hommes autonomes mais de miséreux exploités par des chefs bandits.

    Il y’a une explication sur les pirates somaliens dans cet article d’OWNI: http://owni.fr/2011/01/03/internet-adn-nous-vivons-un-nouvel-age-dor-de-la-piraterie

    The pirate bay ? Dois-je répondre ? ;)

    septembre 22nd, 2011
  4. Mister Tom-Tom Répondre

    Excellent se site,j’y est trouvé toutes les information que je recherchais :) !!!

    décembre 15th, 2011
    • Eric Répondre

      Content que tu y trouve ce que tu voulais :)

      décembre 15th, 2011
  5. erika Répondre

    ben je trouve ça superbe que les pirates existent encore :)

    janvier 10th, 2012

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