Piketty, l’économiste au XXIème siècle

Voila, j’ai lu Le Capital au XXIème siècle de Thomas Piketty, vendu à des centaines de milliers d’exemplaires devenu un phénomène économico-médiatique. J’ai tout mangé. Maintenant, je commence à le digérer et voici ce que je peux en dire pour le moment.

Autant vous prévenir, le Capital au XXIème siècle est un monument, un travail titanesque de collecte et d’analyse de données jamais réalisé auparavant sur les mouvements de capitaux, de revenu et sur les évolutions des inégalités dans plus de 20 pays sur plus de 2 siècles. C’est un livre édifiant qui éclaire le passé et le présent sous un jour nouveau. Piketty n’est pas un effet de mode, on parlera encore dans 10 ans  et probablement dans bien plus longtemps car que l’on soit ou non d’accord avec ses conclusions, il a incontestablement reposé les termes du débat et servira de socle à de nouvelles réflexions.

Avant d’être une étude sur les inégalités, le Capital au XXIème siècle de Piketty dresse un bilan incroyablement complet et objectif de 200 ans de capitalisme en occident, un bilan que personne n’avait jamais accompli jusqu’ici, en tous cas d’une manière aussi profonde et décisive.

Car le livre représente 15 ans de travail de collecte et d’analyse de données et la contribution décisive de dizaines d’économistes ou d’historiens qui ont permis de forger une base de donnée colossale.

Au filtre de ce bilan, c’est aussi les analyses et les théories de très nombreux économistes qui se voient confrontées à l’épreuve des faits ; Kuznets et ses théories sur la réduction des inégalités à long terme, Marx et ses lois tendancielles, Ricardo et sa théorie de la rareté, Gini et ses outils de mesure des inégalités etc. Le capital au XXIème siècle est aussi un grand bilan pour la science économique et pour ceux qui ont contribué à alimenter ses réflexions. Et ce n’est pas pour rien que le prix Nobel Paul Krugman l’a qualifié de « révélation » au cours de ce brillant entretien sur le livre.

Thomas Piketty

La Méthode

D’abord, il y’a la méthode de Piketty, originale et nouvelle en économie; centrée sur les données, généraliste et « non absolutiste ». Une méthode qui se déroule sous nos yeux au cours du livre implacable, lumineuse et véritablement « gracieuse » tant elle semble se dérouler fluidement !

Les données, à la base de la réflexion

Les économistes sont trop souvent préoccupés par d’insignifiants problèmes mathématiques qui n’intéressent qu’eux-mêmes. Cette obsession des mathématiques est un moyen facile d’acquérir les apparences de scientificité sans avoir à répondre aux problèmes bien plus compliqués que posent le monde dans lequel nous vivons

Piketty

C’est dans l’impossibilité d’accéder à des données fiables, et face au manque de recul historique sur les phénomènes économiques nés de la Révolution Industrielle qu’est née la science économique. Et c’est pour ces raisons qu’elle s’est construite avant tout comme une science prédictive, tirant des hypothèses et énonçant des lois générales qui ne pourront qu’être validées dans l’avenir.

Mais avec la révolution numérique (nous permettant de compiler et de donner plus facile du sens aux chiffres) ainsi que l’expérience d’un système vieux de 200 ans, il était souhaitable d’inventer une méthode inverse basée sur les données. C’est ce que fait Piketty avec brio.

Une approche généraliste

 

La répartition des richesses est une question trop importante pour être laissée aux économistes comme aux sociologues histoirens et philosophes

Thomas Piketty, Capital in the Twenty-First Century

 

Comme Piketty le dit lui-même, le travail qu’il réalise dans son livre est « trop économique pour des historiens et trop historique pour des économistes ». Et effectivement, c’est l’une des raisons qui expliquent le manque de travaux dans le domaine pourtant crucial de la répartition des richesses. Piketty déplore plusieurs fois une certaine étroitesse de vue de ses collègues économistes et des autres chercheurs en sciences sociales.

Economiste et historien, Piketty n’hésite pas non plus à entrer sans vergogne dans les champs de la sociologie, de la politique, de la fiscalité et même de la littérature. Les romans de Balzac et de Jane Austen lui servent de balise historique et d’illustration tout au long du livre et apportent beaucoup à l’ensemble (avec notamment le terrible discours de vautrin ).

La pluridisciplinarité de Piketty permet d’être une véritable force de synthèse à la fois exigeante et accessible. Elle montre que les sciences sociales ne sont pas des domaines étanches et que tout phénomène qui touche les sociétés humaines a des racines à la fois économiques, historiques, politiques, idéologiques etc…  C’est une démarche qui, à mon sens devraient nous inspirer davantage en cette époque où nous souffrons d’une trop grande spécialisation des tâches et des domaines de compétences dans bien des domaines.

Des forces, et non des lois.

 La dynamique de la répartition des richesses met en jeu de puissants mécanismes poussant alternativement dans le sens de la convergence et de la divergence .

Piketty

Tout au long du livre, Piketty n’érige pas tant des grandes lois qu’il ne décrit des forces. C’est une autre originalité de l’auteur. Piketty montre une économie régie par des tensions poussant dans des directions variées, contradictoires, parfois inconnues et ne néglige pas dans ses prédictions tout ce que l’histoire a d’inconnu et d’imprévisible, il se contente de fournir des éléments d’explication (très convaincants) en coupant et recoupant les données, en ne tirant des conclusions fermes qu’à partir d’éléments vraiment solides.

Certaines forces tendent à diminuer les inégalités ; la croissance économique ou démographique, la démocratisation du savoir, la présence d’une fiscalité progressive, mais aussi les guerres ou les crises majeures … D’autres forces génèrent des inégalités ; le fait d’obtenir des capitaux un rendement supérieur à la croissance générale de l’économie et d’obtenir de meilleurs rendements plus le capital de départ est élevé, la stagnation économique et démographique etc.

En définitive, l’économie que montre Piketty, n’a pas de mains invisibles, ni de véritables forces naturelles de régulation. Elle est le fruit des hommes, de leurs inventions, des rapports de force, de leurs organisations politiques. Elle ne tend pas vers une fin de l’histoire mais incite à une vigilance constante car nous sommes les seuls à pouvoir faire des phénomènes économiques une force positive ou négative. Voila une forme de finesse, voire d’élégance qui n’a pas toujours habité les théories économiques !

Les conclusions

Même si Piketty se veut optimiste, voire volontairement utopiste dans la dernière partie de son livre en prônant la création d’un impôt mondial sur le capital, il ressort de son travail des éléments assez peu rassurants quant à l’évolution tendancielle des inégalités.

Aux Etats-Unis, entre 1977 et 2007 les 1% les plus riches ont absorbé près de 60% de l’augmentation du revenu national sur la période. Ils représentent environ 20% du revenu national et détiennent environ 35% du patrimoine national.

Tout au long des XVIII et XIXème siècles, et jusqu’à la veille de la première guerre mondiale, les inégalités se maintiennent à un niveau très élevé ne cessent d’augmenter (en dépit de l’accroissement d’un idéal démocratique et plus égalitaire) dans un monde marqué par une croissante économique et démographique relativement lente, une inflation nulle et de grands progrès technologiques.

Les inégalités (de revenus comme de patrimoine) ont ensuite diminuées considérablement entre 1914 et 1970 au point qu’on a pu croire à l’installation durable d’un « capitalisme sans capital ». Mais Piketty montre que ce mouvement est dû avant tout aux terribles chocs des guerres et des crises et « n’a que peu à voir avec le paisible processus de mobilité intersectorielle décrit par Kuznets ».

« ce sont les guerres du XXème siècle qui ont effacées le passé pour créer l’illusion que le capitalisme s’était transformé structurellement »

Mais depuis 1970, les inégalités reviennent en force et ont atteint en Europe, au Japon et aux Etats-Unis, un niveau presque aussi élevé qu’à l’époque de Balzac. le rapport entre capital et revenu, l’écart de revenu entre les 10% les plus riches et les 50% les plus pauvres, la part des successions dans le revenu des individus augmentent à nouveau et cela pose de vrais questions au modèle démocratique et méritocratique que l’occident a érigé en modèle de société.

Il n’y a pas beaucoup de livres qui éclairent autant et reposent aussi bien les termes des débats actuels. Il n’y a pas beaucoup de livres qui nous projettent aussi bien dans le XXIème siècle. Cet ouvrage est l’un d’eux, et même s’il n’a pas eu le prix Nobel, il mérite largement d’être lu et relu !

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