Certains d’entre vous sont peut-être déjà familiers du concept de concurrence pure et parfaite. Il forme le socle de la théorie économique néoclassique. Il me semble intéressant d’y jeter un œil à la lumière de la révolution technologique d’aujourd’hui. Après La nouvelle main invisible, deuxième petit dépoussiérage théorique.
Cet article s’appuie sur la définition de la concurrence pure et parfaite que donne Wikipedia. Le texte issu de Wikipedia est en italique.
Les conditions de la concurrence pure ont été explicitées par Frank Knight en 1921. La formalisation des conditions de concurrence parfaite a été récompensé d’un prix d’économie en l’honneur d’Alfred Nobel en 1983 à Kenneth Arrow, et Gérard Debreu qui ont utilisé les travaux de Lionel W. McKenzie. La concurrence pure et parfaite représente un des deux cas extrêmes de structures de marché étudiés par les économistes néoclassiques, le second étant le cas de monopole. La concurrence pure et parfaite est censée permettre l’équilibre sur tous les marchés sous des conditions suffisantes très particulières.
Un marché de concurrence pure et parfaite est un marché qui satisfait 5 conditions : atomicité du marché, homogénéité des produits, transparence du marché, libre entrée et libre sortie, libre circulation des facteurs de production.
L’atomicité
Le nombre d’acheteurs et de vendeurs est très grand donc l’offre ou la demande de chaque agent est négligeable par rapport à l’offre totale; aucun agent ne peut fixer les prix. Cette hypothèse exclut notamment la possibilité de rendements croissants à la production, dans la mesure où ils conduisent à la formation de monopoles naturels, pourtant possibles en pratique.
Avant: Si l’on se place au niveau du consommateur final, les conditions sont réunies : leur nombre est très grand et l’impact de chaque agent sur les prix du marché est négligeable. En revanche, au niveau de l’offre, (et de la demande dans des relations B2B) la condition n’est pas vérifiée. Le marché est constitué d’un nombre limité d’entreprises aux poids inégaux. Il est plus ou moins efficient en fonction des contraintes du secteur (forte contrainte capitalistique ou réglementaire), des régulations en place et de l’évolution des rapports de force. Les possibilités d’ententes (oligopoles cachés) et de lobbying constituent un obstacle de fait à l’atomicité réelle du marché.
Après: La logique du peer to peer, en permettant à n’importe qui d’échanger avec le monde entier vient changer la donne. Pour approfondir ce sujet, je vous recommande les travaux de la P2P Foundation qui propose une approche holistique originale du phénomène. De plus en plus, la confrontation offre/demande se fait au niveau de l’individu à la fois consommateur et producteur. L’atome c’est chacun d’entre nous ; difficile d’imaginer une atomicité plus parfaite. Cette nouvelle structure de marché permet l’émergence de modèles économiques alternatifs comme l’explique Antonin Léonard dans un article consacré à l’économie collaborative. Par ailleurs, les ententes et le lobbying deviennent plus difficiles et plus risqués dans un environnement de plus en plus transparent (voir le troisième point sur la transparence de l’information).
Remarque sur le cas épineux des rendements croissants : il devient encore plus problématique. Les biens immatériels sont moins soumis aux causes traditionnelles de rendements décroissants (cadencements difficile, gestion des déchets, stockage, transport). Pire, la valeur même de certaines sociétés réside précisément dans leur taille. Facebook pour sa capacité à interconnecter 700 millions de personnes, Google comme portail divin vers toutes les données du monde. Plus c’est gros mieux c’est. Le spectre du monopole ressurgi. Ce point mériterait que l’on y consacre une étude complète tant les enjeux sont importants. Parmi les pistes imaginables, ont pourrait envisager une nouvelle réglementation antitrust considérant qu’une entreprise en situation de monopole ou de quasi monopole soit obligée de se conformer à un certains nombres d’obligations de service public. Plus sa part de marché augmente, plus elle se devrait d’être socialement responsable.
l’homogénéité des produits
Les biens échangés sont semblables en qualité et en caractéristiques, et donc interchangeables; un produit de meilleure qualité réelle ou supposée constitue donc un autre marché.
Avant: Il est difficile de connaître la qualité réelle d’un produit. Le marketing à l’ancienne – celui qui va du producteur au consommateur sans interaction – nuit à la lisibilité des caractéristiques objectives du produit. Dans un marché ou les consommateurs sont sans voix, la qualité perçue peut être éloignée de la qualité effective.
Après: Les interactions marques / consommateurs et consommateurs / consommateurs permettent une meilleure connaissance des produits. On a plus d’informations pratiques sur les produits et de nombreux comparateurs de prix. On peut donc préciser le modèle (pour le bien du consommateur final) en ne prenant en compte qu’un critère de qualité réelle lorsqu’il s’agit de segmenter le marché.
La transparence de l’information
L’information parfaite de tous les agents sur tous les autres et sur le bien échangé suppose une information gratuite et immédiate ; la théorie montre que le processus de fixation des prix est alors équivalent à la présence d’un « commissaire-priseur », qui centralise les offres et les demandes, et qui calcule le prix d’équilibre, et par conséquent la production et la consommation de chacun. On suppose l’absence d’échange de gré à gré.
Avant: Quand elle existe, l’information est compilée par des organismes spécialisés, souvent payante et rarement accessible directement. Les mauvaises pratiques et les malfaçons sont bien souvent cachées. Du fait d’asymétries d’informations on constate des écarts de prix importants et les agents les plus vulnérables sont facilement victimes d’escroqueries (immobilier, opérateurs téléphoniques, produits financiers).
Après: Il n’est pas nécessaire de s’étendre trop longtemps sur ce point tant il est évident. Combien de sociétés se sont fait épinglées après des fuites embarrassantes concernant des produits défectueux ou des pratiques scandaleuses ? Grace aux réseaux sociaux, aux blogs ou aux plateformes de video streaming l’information est disponible immédiatement et gratuitement par tous les agents. Des sites spécialisés permettent d’avoir accès directement à une multitudes de données et avis d’experts, des forums agrègent et hiérarchisent des informations qualitatives et des comparateurs de prix balaient et trient en dix secondes les prix proposés par tous les acteurs du marché.
Remarque concernant l’échange de gré à gré : on peut ici envisager un modèle où toutes les opérations de gré à gré sont systématiquement enregistrées, visibles par tous et consolidées participant ainsi naturellement au processus de fixation des prix.
La libre entrée et sortie sur le marché
Il ne doit y avoir aucune entrave tarifaire (protectionnisme), administrative (numerus clausus), technique à l’entrée d’un offreur ou d’un demandeur supplémentaire.
Avant: Le contrôle administratif est plus facile car une grande proportion de produits échangés sont matériels. Le fort besoin initial en capital nécessaire aux activités industrielles constitue une entrave à l’entrée de nouveaux acteurs sur le marché.
Après: le protectionnisme devient plus difficile sur un marché mondial de biens immatériels. Les contraintes administratives sont de plus en plus combattues et souvent associées à de la censure par des consommateurs volontiers militants (guerre contre Hadopi, actions des Anonymous). Les entraves techniques à l’entrée d’un nouvel offreur diminuent elles aussi car la contrainte capitalistique est moins forte sur le web. La créativité, la rapidité, le réseau et le savoir-faire technique priment. Les technologies open source encouragent le partage des connaissances et des technologies et permettent justement de limiter au maximum toute entrave technique à l’entrée de nouveaux acteurs sur le marché.
La libre circulation des facteurs de production (le capital et le travail)
La main-d’œuvre et les capitaux se dirigent spontanément vers les marchés où la demande est supérieure à l’offre ; il n’y a pas de délai ni de coût dans leur reconversion.
Avant: La mobilité des capitaux est une réalité dans de nombreux pays occidentaux depuis les années 80. Elle a été rendue possible pas des avancées technologiques, des innovations financières, des privatisations et une déréglementation des flux de capitaux dans un nombre croissant de pays. Dans le même temps, la mobilité des travailleurs a augmenté sous l’impulsion de politiques d’intégrations régionales (espace Schengen en Europe).
Après: La mobilité des capitaux demeure toujours très forte. On commence à voir émerger une nouvelle caste de travailleurs nomades dans le sillage de la révolution numérique. Les nouveaux moyens de communication (Skype, Facebook, Tumblr…) permettent de rester en contact avec ses proches et réduisent le sentiment d’isolement parfois lié à une expatriation. Les nombreux outils de travail collaboratifs (Wiki, Dropbox, Google Doc…) permettent la constitution d’équipes internationales agiles et efficaces. Au niveau individuel, la mobilité est de plus en plus envisagée non comme une contrainte mais comme une opportunité. Pour beaucoup, le travail n’est plus un lieu mais ce que l’on fait, dés lors nous pouvons choisir de le faire où bon nous semble. Des espaces de coworking présents sur tous les continents et interconnectés offrent aux travailleurs modernes un cadre idéal pour cela. Jamais la main d’oeuvre n’a été aussi mobile.
La révolution digitale donne un éclairage nouveau aux théories macro-économiques traditionnelles. La recherche académique ne semble pas encore avoir pris la mesure de ces changements majeurs. Si vous connaissez des projets de recherche innovants en la matière, n’hésitez pas à m’en faire part. Merci.