Qu’est-ce que l’entreprise monstrueuse ?

Le cauchemar de Darwin

Au plus noir de la nuit, lorsque les vents d’Angleterre venaient agiter les branches contre les carreaux de sa maison de « Down house », Charles Darwin suait dans ses draps, tourmenté par de bien mauvais rêves. Ceux-ci étaient peuplés de créatures extravagantes ornées de plumes multicolores, dotés d’appendices absurdes et d’excroissances improbables défiant ostensiblement toute logique survivaliste. Ces bestioles cauchemardesques étaient pourtant bien réelles et, malgré le handicap évident que constituaient leurs parures criardes ou leurs comportements étranges, ils ne semblaient pas pour autant menacés d’extinction.  Pire encore, ils étaient adulés par les membres du sexe opposé et probablement jalousés par leur pairs moins bien dotés. Pourquoi diantre venaient-ils contredire sa théorie ?

Car dans le même temps, Darwin passait ses journées à mettre au point sa Théorie de l’Evolution.  L’évolution des espèces, écrivait-il, était rendue possible par la sélection naturelle qui opérait un tri entre les mutations positives et les mutations négatives permettant aux espèces de s’adapter aux changements de leur environnement.

Darwin dans la matrice

Pour Darwin, la sélection naturelle se compose de deux facteurs ; la sélection utilitaire, qu’il mentionne dès l’origine dans ses recherches, et la sélection sexuelle qu’il intégrera par la suite. La sélection sexuelle est liée à la « lutte pour la reproduction » tandis que la sélection utilitaire est une « lutte pour la survie ».

La sélection utilitaire opère par la mortalité. Les individus portant des mutations « négatives » seront sanctionnés par leur environnement et auront un taux de mortalité élevé. Par conséquent, leur patrimoine génétique tendra à disparaître rapidement. Mais la sélection sexuelle, souvent délaissée par les profanes, joue un rôle non moins considérable dans le processus d’évolution. Le principe est simple ; les individus ayant une capacité de reproduction ou une attractivité supérieure pourront transmettre leur patrimoine génétique plus facilement que les autres, quelles que soient par ailleurs leurs qualités de survie intrinsèques, ce qui contribuera à l’expansion de leur caractéristiques génétiques dans le patrimoine de l’espèce.

La sélection sexuelle comprend elle-même deux aspects :

  • La capacité à rivaliser pour se reproduire qui implique une compétition entre les individus de même sexe. (exemple : combats de bouquetins pour avoir un « droit » d’accès aux femelles).
  • La capacité à être attractif pour le sexe opposé (exemple : la roue du paon mâle).

C’est ce dernier point qui pose problème. La logique biologique voudrait que les individus désirent avant tout se reproduire avec ceux qui portent le patrimoine génétique le plus avantageux en terme de propension à la survie, comme par exemple la gazelle la plus rapide ou le loup le plus endurant. Mais ce n’est pas toujours le cas.

Ce qui est étonnant dans la nature, c’est que les critères de sélection basés sur la survie peuvent différer radicalement des critères de sélection reproductifs.

C’est cela que Darwin ne comprenait pas ; pourquoi les femelles étaient-elles attirées par la roue d’un paon ou les bois d’un cerf ? Pourquoi réservait-elles leurs faveurs à ces créatures handicapées en terme de survie, à ces hurluberlus qui fanfaronnent avec leurs attributs loufoques ? Pourquoi n’allaient-elles pas vers les mâles sérieux, ceux qui avaient autre chose à faire que de transformer par exemple, leur camouflage naturel en tenue de carnaval ?

Sexy Monster

La théorie du handicap

Parmi les hypothèses avancées pour expliquer cette divergence apparemment aberrante entre les critères de sélection utilitaires et les critères de sélection sexuels se trouve la théorie du handicap développée par l’ornithologue Amotz Zahavi en 1975. Ce dernier a donné une explication au comportement de certaines femelles d’oiseaux qui choisissent les mâles avec le plus lourd handicap ornemental (très longues plumes, par exemple). D’après sa théorie, les femelles préfèrent précisément ces mâles, car ils ne pourraient survivre à leur handicap s’ils ne disposaient pas, par ailleurs, de gènes supérieurs à ceux des mâles « normaux ».  Ce handicap constitue pour elles le signe le plus honnête de la qualité génétique du mâle.

La théorie du handicap suggère donc que les animaux ayant de meilleures capacités biologiques signalent cet état de fait à travers des comportements ou une morphologie handicapants, qui,  de manière réelle, diminuent ces capacités biologiques supérieures.

Les individus qui développent cette stratégie furent appelés par la suite les « sexy monsters ». Ce que je trouve particulièrement intéressant dans cette théorie, c’est qu’elle donne une explication rationnelle à la fascination que peuvent avoir les êtres vivants pour le bizarre, le beau ou l’inutile…

Des sexy Monsters dans l’environnement économique

Ce que nous enseignent les théories de Darwin et de Zahavi, c’est que la sélection naturelle s’opère :

  • Par l’aptitude ou non à la survie (sélection utilitaire).
  • Par la faculté des individus à être attractifs, en étant compétitifs (sélection sexuelle darwinienne), ou en devenant un Sexy Monster (Théorie du handicap).

Pourquoi ne pas s’inspirer des théories évolutionnistes pour essayer de mieux comprendre les processus d’évolution de l’environnement économique ? Après tout, les entreprises sont soumises aux mêmes pressions que le monde biologique ; lutte pour la survie, compétition, recherche d’attractivité…

De la même manière que Darwin s’interrogeait sur ces espèces qui défiaient ses théories par leur extravagance, ne pouvons-nous pas nous interroger devant l’explosion des entreprises atypiques qui fleurissent un peu partout et qui parviennent à grandir malgré des « handicaps » évidents ?

Je définirais « l’entreprise monstrueuse » comme une entreprise consacrant délibérément une part importante de ses ressources (temps, argent, énergies) à des activités inutiles ou faiblement utiles sur le plan financier. C’est une entreprise qui n’est pas optimisée de manière délibérée.

L’entreprise sociale s’impose une exigence supplémentaire qui pèse sur ses résultats. Elle peut à ce titre être considérée comme « monstrueuse ». Mais l’entreprise monstrueuse ne se limite pas au social business.
La chaine de glaces Ben&Jerrys est un bon exemple de ce que peut être une entreprise monstrueuse à succès.
Dans l’hilarante vidéo qui retrace l’histoire de Ben&Jerry, les deux compères à l’origine de la marque nous expliquent qu’ils sont devenus amis à la suite d’un entrainement sportif scolaire. « Ils étaient les deux seuls de leur école à être incapable de courir 1 kilomètre en moins de 7 minutes car ils étaient trop gros ». Ils avouent joyeusement qu’ils échouèrent à tous leurs examens et que, « réalisant qu’ils n’iraient nulle part, ils se dirent qu’ensemble, ils trouveraient peut-être un moyen ». « Ils avaient pleins d’idées folles mais décidèrent finalement de faire des glaces simplement parce qu’une machine à glace coutait moins cher qu’une machine à bagel »… S’installant dans une station-essence désaffectée, il mirent au point leurs recettes portant des noms farfelus et décidèrent d’organiser une fois par mois, une distribution de glace gratuite; le free cone day. A la suite d’une tournée nationale en bus qui se solda par l’incendie de celui-ci, Ben et Jerry’s gagnèrent le prix de la meilleure glace américaine ce qui boosta leur croissance. Ben&Jerry’s prend en compte les critères sociaux et environnementaux à tous les niveaux de son cycle de production et consacre 7,5% de ses bénéfices avant impôt au soutien de causes ou d’associations.

Les atouts du Monstre

Si l’on écoute les économistes classiques, l’entreprise qui réussit doit savoir être adaptable, rationnelle, optimisée, productive, robuste, compétitive … Soit les mêmes qualités que les chouchous de Darwin.

Or les entreprises monstrueuses sont loin de réunir toutes ces qualités. Comment expliquer leur succès ? L’analogie avec la théorie du handicap de Zahavi est tentante …

Le monstre est remarquable

Étymologiquement, le mot monstre vient de « monstrare » : ce que l’on montre. Le monstre est donc avant tout une créature qui se remarque et qui fait parler d’elle.

Il n’a pas besoin de crier son originalité sur tous les toits, celle-ci se remarque immédiatement. Il attire, il repousse, mais dans tous les cas il fascine.

A la fois théoricien, et praticien de stratégies hétérodoxes, voire hérétiques se rapprochant du modèle du « sexy monster », Seth Godin l’auteur du célèbre « Purple Cow » souligne l’importance d’être remarquable, dans le nouvel environnement économique mondial.
Etre remarquable, avoir une visibilité supérieure ne doit pas être la mission d’une équipe marketing distincte de l’activité opérationnelle nous dit-il, « le marketing est une chose trop sérieuse pour être laissée à des marketers ».  Pour être réellement remarquable, il faut que l’originalité, la monstruosité de la vache violette soit inscrite dans l’ADN de l’entreprise et de ses dirigeants. Il ne doit pas être une chose que l’on choisit où que l’on module en fonction des résultats d’une étude de marché.

Le monstre est unique

Le monstre a tellement dévié de la normalité qu’il ne saurait être assimilé à une espèce quelconque, il est unique. Il ne saurait être comparé avec le commun des mortels. Il occupe donc une position privilégiée dans l’esprit des gens.

L’entreprise monstrueuse se met donc à l’abri de la concurrence directe. Elle est ainsi plus libre de définir son pricing et ses stratégies. Elle bénéficie d’une clientèle plus fidèle.

Le monstre est intègre et surdoué

Le monstre nait monstrueux. Il est comme le paon, « condamné » à porter ses lourds ornements. Le monstre est atypique par nature, il ne peut guère changer d’état. La théorie de Zahavi précise bien que le « handicap » doit être réel pour justifier des qualités. Par conséquent, le monstre ne triche pas. Il paie ce que Zahavi appelle le « prix de l’honnêteté ». Une entreprise monstrueuse qui a su faire ses preuves en perdurant suffisamment longtemps envoie un signal de qualité honnête à ses clients.

Elle montre qu’elle est capable de rester en vie en dépit des ressources qu’elle consacre à des activités non rentables. Cela ne peut signifier qu’une chose ; elle est plus douée que les autres.

Le monstre est en progression constante

La vie d’un monstre est rarement un long fleuve tranquille. Non seulement le monstre se condamne à dépenser des ressources inutilement, mais sa visibilité le place toujours sur le devant de la scène, ce qui l’expose davantage aux dangers.

Cela lui permet de gagner en expérience bien plus rapidement. Car c’est dans l’adversité que l’on apprend, c’est face à l’échec que l’on se réforme et c’est devant la rareté que l’on doit faire des choix.

Le monstre a une vie passionnante

Opter pour la stratégie de l’entreprise monstrueuse permet d’entretenir votre motivation. Ceux qui ont fait le choix de l’indépendance ou de l’entreprenariat ne le font pas souvent simplement pour des raisons économiques. Ils veulent également devenir les porteurs d’un message, d’une identité, les promoteurs de certaines valeurs ou d’une certaine vision.

Pouvoir consacrer du temps et des ressources à d’autres choses qu’à des tâches purement fonctionnelles, à des choses qui motivent et donnent du sens, participe à l’équilibre de vie et à la motivation des « travailleurs monstrueux » ce qui les rend plus productifs dans leurs tâches directement utiles.

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