Pour cet article, nous inaugurons un projet que nous avions en tête depuis longtemps; faire participer des coworkers à la rédaction et à la publication d’articles de notre blog. Merci à Thérèse de s’être prêtée la première à cet exercice. Thérèse est arrivée début 2013 à Mutinerie, elle est diplômée en conseil et gestion du changement. Son parcours d’étudiante est tourné vers la sociologie et la science politique, connaissances sur lesquelles elle s’appuie pour écrire ses articles et nous apporter des clés de compréhension du monde des startups et de l’entrepreneuriat. Monde qu’elle pratique elle-même puisqu’elle travaille actuellement pour Jogabo, plateforme de mise en relations et d’organisation de matchs de football amateurs; une start-up rencontrée il y’a plus d’un an et demi, alors que Mutinerie occupait précairement ses premiers locaux rue Oberkampf…
Chaque personne nouvellement lancée dans cette aventure qu’est l’entrepreneuriat sait que tout est à construire. Comme l’évoquait un précédent article à propos de la création d’entreprise, « sur une échelle de 1 à 10, la marche la plus difficile est celle qui nous fait passer de 0 à 1 ». Partant de ce constat, il s’agit de comprendre comment les entrepreneurs parviennent à franchir cette étape décisive : celle des premiers pas.
Ceux pour qui cette étape appartient déjà au passé savent qu’un réseau de relations solide est un élément clé du succès de n’importe quel projet. Aujourd’hui, l’explosion des plateformes de mises en relation (professionnelles -Linkedin- ou non -Facebook-) a changé la donne pour ce qui est de faire appel à son réseau afin d’obtenir une ressource, et ce quelle que soit sa nature; conseils techniques, juridiques, fonds, locaux… Ce phénomène a clairement bouleversé les manières d’envisager l’entrepreneuriat : en plus de faciliter les démarches, il ouvre un champ des possibles infiniment plus large qu’il y a trente ans pour une même action entrepreneuriale. Pourtant, si la mobilisation du réseau a évolué dans sa forme, qu’en est-il du choix même de la mobilisation du réseau?
A quel moment et pourquoi un entrepreneur choisit-il de faire appel à son réseau plutôt qu’à tout autre moyen toujours dans la visée d’obtenir une ressource qui, dans l’immédiat, lui fait défaut?
La sociologie s’intéresse de près à ce phénomène de mobilisation des réseaux et des energies. Comment s’y prennent les entrepreneurs ? Face à quels enjeux décident-ils de faire appel à leur entourage ? Comment accèdent-ils a de nouvelles sources de contact ?
Une étude fort intéressante nous fournit quelques élements de réponse: La mobilisation des relations sociales dans les processus de créations d’entreprises (M. Grossettie, JF. Barthe, C. Beslay, in Sociologies pratiques n°13).
Une première réponse nous est fournie dans le tableau ci-dessous:
Types de ressources |
Modes d’accès |
||
Par relation |
Dispositif de médiation |
Quelque soit le mode d’accès |
|
Information ou idées |
43,8% |
56,3% |
5,2% |
Conseil juridique, commercial ou RH |
65,8% |
34,2% |
13,1% |
Conseil technique |
66,7% |
33,3% |
1,5% |
Travail |
60% |
40% |
4,9% |
Financement |
41,6% |
58,4% |
20,4% |
Partenariat |
71,4% |
28,6% |
8% |
Client |
52% |
48% |
8,2% |
Fournisseur |
63,6% |
36,4% |
1,8% |
Employés |
65,7% |
34,3% |
28,1% |
Locaux |
52,6% |
47,4% |
6,2% |
Technologie |
50% |
50% |
1,6% |
Instrument |
85,7% |
14,3% |
1,1% |
Total (609 cas) |
57,8% |
42,2% |
100% |
Dans la vie d’une entreprise déjà bien ancrée sur son marché, quelle que soit sa taille, un certain cadre vient régir les relations humaines pour permettre l’accomplissement des tâches nécessaires à la vie de l’entreprise. De fait, pour l’économiste Granovetter, l’entreprise est une réponse à des besoins économiques mais est également « construite par des individus dont l’action est à la fois facilitée et limitée par la structure et les ressources disponibles des réseaux sociaux où ils s’inscrivent ». Le cadre social de l’entreprise facilite l’accès aux ressources car il réunit un ensemble de connaissances et de compétences complémentaires. Mais il peut s’avérer limitant si la rigidité des structures et le manque de communication avec l’exterieur freinent l’entreprise dans son accès aux ressources manquantes.
Mais lorsqu’on se lance dans la création d’entreprise, tout est à construire ou à trouver : on ne dispose pas encore de toutes les ressources nécessaires à la réalisation du projet : informations, idées, salariés, clients, fournisseurs, matériels, locaux, technologies, financements, méthodes de travail et de management.
Personne ne possède d’emblée toutes les compétences et outils nécessaires à la concrétisation de ses idées, il faut donc les chercher ailleurs. C’est à ce point que l’on va faire jouer son joker : son réseau et ses amis.
L’étude citée ci-dessus cherche ainsi à décortiquer l’importance de la mobilisation des relations sociales dans le processus de création d’entreprise pour accéder à des ressources par rapport à l’usage d’autres voies d’accès à ces ressources que sont les dispositifs de médiation comme par exemple l’appel contractuel à un bureau d’architectes pour le design du lieu de travail.
Réseau social et dispositifs de médiation
Le mode d’accès par les dispositifs de médiation s’oppose à la mobilisation du réseau social dans le sens où il s’agit d’accéder à des ressources sans disposer de relation préalable, professionnelle ou non, avec les personnes qui détiennent ces ressources.
Il est ainsi possible de faire directement appel à un professionnel dont le métier est précisément de jouer les intermédiaires : l’avocat pour le conseil juridique ou le développeur informatique pour un site web en sont les illustrations les plus courantes. Certaines entreprises et organismes professionnels peuvent aussi être utiles, en termes de délivrance d’information : l’entreprise de veille technologique, par exemple. Il existe également des moyens « matériels » qui permettent aux entrepreneurs d’accéder à un certain nombre de ressources. On pense notamment aux médias (presse, web), utilisés pour le recrutement (53% des recrutements passent par ce canal). D’autre part, les colloques et autres salons présentent souvent l’avantage d’être en libre accès (ex : salon de l’auto-entrepreneuriat). Enfin les organismes publics sont aussi sollicités comme dispositif de médiation, majoritairement (66% des cas) lorsqu’il s’agit d’accéder à des ressources financières (ex : fonds publics d’aide au financement de création d’entreprise).
L’étude met en exergue le fait que « au fil du processus de création, les médias et les organismes privés interviennent de plus en plus, alors que la présence des organismes publics et des médiateurs humains diminue avec la période initiale ».
La mobilisation des relations sociales pour les jeunes entreprises
Conformément à ce que l’on pouvait attendre, les résultats statistiques font apparaître la place prépondérante des relations sociales pour des entreprises ayant moins de trois ans d’existence: la part de la mobilisation des relations pour accéder à des ressources est de 57% (67% avant le dépôt de statut).
Toutefois, il est bon de définir de manière plus précise comment se décline le « réseau social» auquel fait appel un entrepreneur : ainsi, on remarque que moins que le réseau social privé, c’est le réseau professionnel qui joue à plus de 80%, amis de travail ou connaissances ponctuelles. Ce réseau professionnel n’est pas uniquement issu du milieu du travail, mais s’est également formé durant les études ou par le jeu de la sociabilité (ex : vos amis vous ont présenté un avocat lors d’un récent dîner).
Type de relation |
Effectif statistique |
pourcentage |
Professionnelle |
177 |
50,9 |
Amicalement professionnelle |
103 |
29,6 |
Connaissance non professionnelle |
15 |
4,3 |
Ami proche non professionnel |
23 |
6,6 |
Famille |
24 |
6,9 |
Ami (sans précision) |
6 |
1,7 |
total |
346 |
100 |
Sans entrer dans les détails statistiques, l’étude met également à jour le fait qu’il n’existe pas de corrélation entre l’efficacité et la pérennité du réseau mobilisé : autrement dit, les « liens forts » (amis, anciens collègues) n’apparaissent pas plus efficaces que les « liens faibles » (recommandations).
Les types de ressources recherchées selon leur mode d’accès
La suite de l’étude met en relation les types de ressources et leur accès, qu’il s’agisse de mobiliser le réseau social ou de passer par les dispositifs de médiation. Ceci met en lumière que «si tous les types de ressources sont susceptibles de mettre en jeu des relations sociales, celles-ci sont particulièrement sollicitées pour le montage de partenariats, le recrutement des employés ou le choix des fournisseurs, et relativement peu pour les informations ou idées permettant de monter le projet, et le financement ».
Ainsi, il apparaît que si la mobilisation du réseau social reste prépondérante dans le processus de création d’entreprise, celle-ci est toujours en interaction (que ce soit par complémentarité ou concurrence) avec les autres formes d’accès aux ressources. La question qui se pose pour l’entrepreneur est alors de savoir où placer le curseur; autrement dit quand s’avère-t-il plus sage, ou plus optimal, de faire appel à un dispositif de médiation? C’est généralement la répartition de ressources et la confiance dans les autres acteurs qui dictera sa conduite. Par exemple, en matière de recrutement, la cooptation est pratiquée très largement (même encore aujourd’hui pour des anciennes startups tels Apple, Twitter,..) car elle permet de composer des équipes homogènes et capables de travailler convivialement ensemble.
Toutefois, les chiffres de l’étude statistique ne font pas office de ligne de conduite et sont à relativiser au cas par cas : il s’avère souvent plus judicieux de reporter la première levée de fond en faisant appel à son entourage pour démarrer, afin de conserver toute la mainmise sur le démarrage de l’entreprise sans avoir encore à rendre de compte.
De manière un peu caricaturale, on pourrait retenir un code de conduite : si c’est une histoire de qualité : conseils, partenaires, employés, faites confiance à vos amis, si c’est une histoire de quantité (fonds, locaux…) demandez à ceux qui en ont !
En guide d’ouverture, on peut se demander quelle place reste-il aux réseaux sociaux générateurs de liens “faibles” , dont l’éloignement peut faire douter de la capacité de mobilisation réelle du réseau. Si les nouveaux moyens de communication permettent de créer des liens faibles avec potentiellement n’importe quel humain disposant d’internet, les liens forts sont les seuls à permettre d’engager concrètement des collaborations et une aide importante nécessitant un niveau de confiance élevé. C’est là une limite d’Internet, les liens faibles qu’il génère favorisent l’accès à l’information mais la collaboration réelle nécessite toujours une confiance et un sentiment d’engagement mutuel qui, jusqu’à nouvel ordre, ne peut venir que de la rencontre physique entre deux personnes…
Enfin, il faut bien garder en tête qu’il y a les connaissances qu’on a conscience d’ignorer et il y’a celles, plus nombreuses, qui échappent totalement à notre champ de vision. Ainsi, l’accès aux connaissances et aux compétences utiles, ce n’est pas seulement savoir à qui s’adresser, c’est c’est aussi savoir s’insérer dans un environnement riche en sérendipité …