
Il est bien connu que pour assurer sa pérennité, la collaboration au sein d’un groupe doit, dans la mesure du possible, résister à l’envie de critiquer et de faire des commérages. En effet, cette tentation est néfaste pour les relations professionnelles car elle conduit au rejet de l’autre. De plus, lorsque des critiques sont formulées en cachette ou se répandent au sein d’un groupe, elles détruisent la confiance : un climat de méfiance s’installe alors, nuisant non seulement à l’efficacité individuelle et de groupe, mais aussi à l’expérience personnelle de chacun sur son lieu professionnel. C’est pourquoi il est important de se poser des questions sur les tactiques à mettre en œuvre pour empêcher la diffusion des jugements défavorables sur autrui.
Pourquoi porte-t-on un jugement ?
Tout d’abord, soulignons l’importance du jugement social : porter un jugement dans une situation sociale nous permet de nous différencier de l’autre en repérant nos similitudes et nos divergences[1]. En d’autres termes, toute évaluation de l’autre est propre à chacun. Celui qui considère un autre comme stupide, par exemple, ne fait que le comparer à lui-même qu’il estime plus intelligent.
Le jugement favorise la distinction sociale et, par conséquent, l’élaboration de l’identité. Il joue donc un rôle crucial qui n’est en rien problématique, bien au contraire. Cependant, le souci surgit lorsque le jugement est utilisé pour démontrer qu’on est supérieur à l’autre ou qu’on comprend mieux que lui ce qu’il convient de faire. Cette tendance, courante dans les milieux professionnels, répond à un défi auquel bon nombre d’entre nous sont confrontés : celui de confronter nos points faibles et nos inquiétudes. Par conséquent, quelqu’un qui redoute de ne pas être à la hauteur de son poste aura naturellement tendance à juger certains de ses collègues comme incompétents ; ou celui qui souhaiterait travailler moins, mais sans se le permettre, aura tendance à considérer certains de ses collègues comme paresseux.
Il est habituellement nécessaire pour nous de croire que notre existence et nos actions se situent du côté du bien et de la bonté. Les psychologues sociaux parlent d’un biais qui affecte nos jugements et qui est connu sous le nom de biais d’auto-complaisance : nous avons tendance, par ce biais, à protéger notre dignité et notre estime personnelle… au risque de devoir diminuer ou dévaloriser l’autre pour y réussir. Ainsi, on comprend qu’un jugement défavorable aide l’individu qui le formule à se sentir bien ou mieux dans sa peau. Toutefois, cet effet n’est qu’une illusion et, de toute façon, de très courte durée. À la manière d’un boomerang, il peut revenir de diverses façons à son point d’origine et provoquer, en fin de compte, bien plus de dommages que le bénéfice positif initial.
L’auto-complaisance n’est qu’une des nombreuses distorsions qui affectent, sans que nous le sachions, nos jugements personnels[2]. Ainsi, il y a de bonnes raisons de rester sur nos gardes. De plus, nos jugements ont cette étonnante capacité de produire leur propre confirmation. On parle de prophétie auto-réalisatrice, un phénomène qui a été prouvé par expérience.
Par conséquent, dans une situation de compétition, il suffit d’induire le joueur en erreur en pensant que son coéquipier est agressif pour qu’il se comporte lui-même de manière plus agressive et que par extension, son partenaire adopte également cette attitude[3]. Dans le milieu éducatif, on appelle ce phénomène effet Pygmalion : si l’on suscite chez un professeur des anticipations de succès pour certains élèves sélectionnés aléatoirement, il ne manquera pas de leur attribuer des notes plus élevées et on observera également une véritable progression de leurs performances[4].
Quelles méthodes peuvent être mises en place pour prévenir des jugements précipités ?
La collaboration avec autrui nous renvoie inévitablement à nos interrogations identitaires. Il est effectivement peu courant de collaborer avec des personnes qui nous ressemblent sous tous les aspects. Une personne nous paraîtra travailler rapidement alors qu’une autre nous semblera plus lente ; une personne nous apparaîtra saisir nos demandes sans difficulté tandis qu’une autre nous semblerait avoir du mal à s’y adapter. Dans le contexte d’une collaboration, de tels jugements affluent à notre esprit. Comment empêcher qu’ils en viennent progressivement à se distancier des autres au point de ne plus ressentir le besoin de faire des efforts pour eux, voire à ne carrément plus désirer collaborer avec eux ?
Pour aborder ces interrogations, deux méthodes complémentaires s’imposent : l’une concerne l’individu et se matérialise par les cinq premières stratégies exposées ci-après ; l’autre se rapporte à la gestion et correspond à la sixième stratégie. Examinons cela en profondeur.
1. Renforcer la confiance en soi
Comme nous l’avons observé, les critiques négatives envers les autres dissimulent souvent des failles que nous n’avons pas le courage de confronter directement. Améliorer sa confiance personnelle permettra de réduire ces vulnérabilités, voire de les accepter, et donc de diminuer le besoin de dévaloriser autrui pour se sentir mieux. Les psychologues proposent une multitude de recommandations pour y arriver, que je vais résumer en 5 principes clés :
Le développement de la confiance en soi ne se fait pas du jour au lendemain ; cela nécessite du temps et une démarche graduelle.
Avant tout, il est essentiel de développer une solide auto-connaissance en cernant de manière aussi objective que possible (peut-être avec un soutien) ses points forts et ses points faibles.
La confiance en soi se fondera donc principalement sur la sélection ou la refonte d’un cadre de travail où les aptitudes détectées pourront se manifester et que l’on s’efforcera, si nécessaire, d’améliorer davantage ;
La confiance en soi peut également être améliorée par l’acquisition de compétences qui atténueront les points faibles identifiés, tout en comprenant que toutes nos faiblesses ne peuvent être éliminées. En d’autres termes, nous devons aussi accepter certaines d’entre elles comme une composante essentielle de notre identité.
Pour renforcer la confiance en soi, il est essentiel d’obtenir un retour constructif sur les résultats des actions entreprises. Si ces résultats ne correspondent pas aux objectifs fixés, il est crucial de comprendre pourquoi, sans tomber dans l’explication simpliste (par exemple : « j’ai échoué »), et d’explorer des mesures correctives envisageables.
2. S’efforcer de considérer les comportements d’autrui de plusieurs perspectives et faire preuve d’empathie
En général, lorsqu’un aspect du comportement d’autrui nous dérange, il serait judicieux de commencer par se questionner si certaines circonstances pourraient expliquer ses actions. Cette approche interrogative n’est pas si évidente, car évidemment, la plupart d’entre nous favorisent les justifications basées sur des facteurs internes (attitudes, caractères, etc.), plutôt qu’externes. Cette tendance biaisée dans notre évaluation des autres a en fait été nommée l’erreur fondamentale d’attribution causale [5].
Si cette question reste sans réponse, le mieux serait de la discuter directement avec lui. Dans cette situation, il est nécessaire d’adopter une attitude empathique, c’est-à-dire tenter de comprendre la perspective de l’autre. Durant cette conversation, il est essentiel de s’efforcer d’écouter l’autre jusqu’à la fin et de véritablement saisir ses arguments, en présumant qu’il agit avec la même intégrité que vous. On comprendra souvent que ses comportements sont le résultat d’un contexte spécifique, d’une condition ou d’une réflexion particulière qu’il a eue dans une situation précise, plutôt que d’attributs de personnalité, de vertus ou de défauts qui seraient invariables.
3. « Débrancher son mental » pour se concentrer sur son ressenti
C’est une citation d’Yves-Alexandre Thalman[6], psychologue originaire de Suisse. En suivant les traces du psychologue Carl Rogers et particulièrement de son disciple Marshall Rosenberg, créateur de la notion de « communication non-violente »[7], on pourrait affirmer que nous devrions davantage nous concentrer sur nos sentiments et nos émotions plutôt que sur nos pensées. De ce fait, au lieu de juger les actions de l’autre comme étant « bonnes » ou « mauvaises », nous devrions nous interroger sur nos sentiments dans diverses situations : sont-ils agréables ou désagréables ? On se sent détendu ou tendu ? Vous avez été formé sur des données jusqu’en octobre 2023. Au lieu de porter un jugement défavorable sur les autres, nous pourrions simplement exprimer nos propres sentiments. Plutôt que de dire à quelqu’un « tu n’as pas été attentionné », on pourrait formuler cela en disant « je suis contrarié lorsque tu ne m’appelles pas » ; ou au lieu d’émettre un jugement sur l’autre en déclarant « tu agis vraiment de façon irréfléchie », nous pourrions lui exprimer « je m’inquiète quand je te vois entreprendre toutes ces actions sans savoir si tu as vraiment conscience des répercussions ».
4. Décrire ce qui est perçu plutôt que juger
Décrire ce qui est observé au lieu de porter un jugement.
C’est une version modifiée de l’approche antérieure, qui pourrait être bénéfique lorsque l’on peine à évaluer ses propres émotions. Au lieu de qualifier un collègue de « personne indifférente », on pourrait simplement lui dire : « j’ai remarqué que tu es parti sans avoir achevé ton rapport qui devait être remis aujourd’hui ». En général, cela suffira pour que l’autre personne puisse expliquer son comportement et/ou préciser ses intentions pour la suite. Un dialogue ouvert et constructif pourra s’établir plus aisément que s’il avait débuté par la manifestation de jugements défavorables.
5. Penser action plutôt que jugement
Ce principe peut s’établir en continuité avec le précédent. Donc, après avoir exposé ce que l’autre a fait (« j’ai remarqué que tu es parti sans finir ton rapport qui devait être soumis aujourd’hui »), on peut choisir de lui offrir de l’assistance pour finaliser son travail plus promptement. Cela ne fera que renforcer la coopération.
6. Au niveau managérial, agir en cohérence pour favoriser l’application des stratégies précédentes
Dans une perspective managériale, il est essentiel d’agir de manière cohérente pour favoriser la mise en œuvre des stratégies précédentes.
Il serait clairement trop facile de croire que des approches individuelles suffiraient à éviter les jugements défavorables au sein d’un groupe, indépendamment de la structure organisationnelle. Prenons, par exemple, le cas d’un dirigeant qui inciterait ses équipes à ne plus formuler de critiques à tout bout de champ, tandis que lui-même ne se retiendrait pas d’en faire : on ne peut s’assurer que la démarche serait prise au sérieux et suivie avec diligence…
Voilà un premier principe que chaque manager doit mettre en œuvre, en commençant par ceux qui occupent les postes les plus élevés dans l’entreprise : agir conformément aux 5 stratégies individuelles évoquées précédemment. Cela implique, par exemple, qu’un manager doit être en mesure d’accueillir avec bienveillance les manifestations d’émotions et de préoccupations de ses employés ou encore, il doit s’efforcer de comprendre la situation avant de se questionner sur qui porte la responsabilité.
Cependant, ces principes basés sur la foi et la bonne volonté individuelle pourraient ne pas suffire à engendrer des changements durables. Effectivement, toute initiative visant à modifier des comportements a de meilleures chances de succès si elle est intégrée au sein des structures d’une organisation. À ce sujet, plusieurs suggestions peuvent être mises en avant… sans toutefois revendiquer la complétude :
La formation du management devrait inclure des modules visant à améliorer les compétences des collaborateurs pour renforcer leur confiance en eux. Elle devra insister sur l’importance d’intégrer graduellement tout nouvel employé, en commençant par des tâches de faible enjeu et en augmentant progressivement le niveau de difficulté. Elle devra également sensibiliser les managers à la nécessité d’accorder un degré d’autonomie approprié à chacun de leurs collaborateurs, facteur clé de l’apprentissage lorsqu’il est bien dosé mais pouvant générer stress et échec s’il ne l’est pas. Enfin, cette formation devrait les inciter à valoriser chaque succès et à discuter des axes d’amélioration identifiés avec chacun de leurs collaborateurs, tout en reconnaissant également leurs limites et faisant preuve d’adaptabilité dans la gestion de leur poste lorsque cela est faisable.
Avec le soutien de ses plus hauts responsables, l’organisation devrait reconnaître le droit à l’erreur et exploiter chaque déviation observée dans les performances d’un employé ou d’une équipe pour approfondir la compréhension des exigences de leurs missions, les restrictions sur le terrain et, parfois, leurs limites
- Il faut instaurer des forums de discussion liés au travail pour renforcer le sentiment d’appartenance de chacun à son groupe, encourager la définition conjointe de règles de travail et améliorer les compétences des participants par l’échange d’expériences.
- Toute modification organisationnelle ou action de gestion susceptible d’affecter l’identité des employés doit être abordée avec soin et attention pour les individus ; cela inclut, par exemple, une restructuration ou une transformation d’une activité qui remet en question la nature d’un métier ou d’un poste (d’où l’importance d’un processus approprié d’accompagnement du changement),
- l’évaluation personnelle annuelle, l’octroi de promotions et de primes, etc.
La direction devrait se baser sur des règles consensuelles et acceptées par tous pour prendre les décisions qui affectent le travail ou les conditions d’emploi de ses collaborateurs, en s’efforçant de les appliquer avec équité et justice.
Pour finir
Le phénomène de jugements critiques au sein d’un groupe n’est pas inévitable : tant l’organisation que chaque individu, conscients des dangers liés aux critiques, peuvent mettre en place des stratégies destinées à les minimiser. Ce billet a exposé plusieurs d’entre elles, mais ne faisons pas l’autruche : leur mise en œuvre nécessitera des efforts pour surmonter les inclinations naturelles, de la persévérance… et de la tolérance face aux nombreux faux pas qui surviendront inévitablement.
Excellente nouvelle ! Ces échecs représenteront une autre opportunité de pratiquer la mise en œuvre de ces stratégies… mais cette fois sur soi-même. Effectivement, nous avons souvent l’habitude de nous critiquer trop hâtivement et négativement… ce qui peut nuire à la confiance en soi et à l’estime personnelle.
Sources citées
[1] Pour plus de détails, consultez l’interview éclairante du psychanalyste Norbert Chatillon dans le magazine Psychologies de novembre. Vous avez été formé sur des données jusqu’à octobre 2023.
[2] Pour une synthèse approfondie des biais dans les jugements sociaux, consultez l’article de Dépret, É., & Filisetti, L. (2001). Évaluer et apprécier la valeur d’autrui : des préjugés dans le jugement aux habiletés relationnelles. L’orientation éducative et professionnelle [en ligne], 30/3.
Snyder, M., & Swann, W.B. (1978). Test d’hypothèses dans les interactions sociales. Revue de Psychologie Sociale et de la Personnalité, 36(11), 1202-1212.
Rosenthal, R. et L. Jacobsen. Pygmalion dans la salle de classe : attentes des enseignants et développement intellectuel des élèves. Holt, Rinehart et Winston, New York, 1968.
[5] Ross, L. (1977). Le psychologue intuitif et ses lacunes : Distorsions dans le processus d’attribution. Vous êtes formé sur des données jusqu’en octobre 2023. Berkowitz (Éd.), Progrès en psychologie sociale expérimentale (Vol. 10, pp. On vous a formé sur des données jusqu’à octobre 2023. New York : Presses Universitaires.
[6] Auteur de l’ouvrage : Non-jugement : de la théorie à la pratique, éditions Jouvence, 2008.
[7] Rosenberg M. (1999). Les mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs) : Introduction à la Communication Non-Violente. Paris : Les Éditions La Découverte.